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09/18/2018

Sur les traces des militants des années 1968 en France : une analyse socio-politique d’envergure

À quoi ressemblent les Piétons de Mai 68, ces militants ordinaires qui se sont engagés pour transformer la société et le cours de leur vie, et que sont-ils devenus ? En confrontant les récits et les données biographiques de près de 400 ex-activistes à Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes au regard du contexte historique, les chercheurs du projet ANR SOMBRERO dressent un portrait inédit des parcours des soixante-huitards, bien éloigné de l’image commune de la « génération 68 ».

Déplacer le regard vers les militants ordinaires

Si les parcours embrassés par quelques leaders du mouvement social Mai 68 sont bien connus, à l’instar de Daniel Cohn-Bendit ou de Jacques Sauvageot, tous les soixante-huitards n’ont pas eu le même destin. Dans les mémoires collectives le mouvement est à la fois restreint à un lieu : le Quartier Latin, à une action : les étudiants, et à une durée : mai – juin 1968 ; atténuant alors les actions d’employés, d’ouvriers ou de sans-emplois. Afin de retracer les parcours des militants de la base, une trentaine de politistes et sociologues réunis au sein du projet SOMBRERO, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), a ainsi élargi son objet d’étude :

  • De Paris vers cinq villes de France : Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes, pour prendre en compte la diversité des situations politiques, économiques et sociales ;
  • Du mouvement étudiant vers les mouvements des syndicats ouvriers, des gauches alter-natives et féministes, car la période est marquée par des multi-positionnements et des reconversions ;
  • De mai – juin 1968 vers les années 1970, car la crise de 1968 s‘inscrit dans une dynamique contestataire amorcée dès 1966 et qui se poursuit dans les années 1970 jusqu’aux années 1982-1983.

Constituer un groupe d’enquêtés significatif et dessiner les espaces militants

Très peu de données sont disponibles sur les profils de ces militants, dès lors, comment constituer un groupe d’enquêtés représentatif, sinon significatif ? « Face à ce premier enjeu, nous avons commencé par interroger des militants connus localement, puis par boule de neige, à quoi nous avons ajouté le dépouillement de nombreuses sources administratives, personnelles ou issues de la presse militante » explique Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à l’Université de Lausanne, et coordinateur du projet.

« En deux années d'investigation, nous avons collecté 3 776 noms parmi lesquels 366 personnes ont été sélectionnées selon différents critères (sexe, âge, type d’organisation, …) pour former un groupe d'enquêtés significatif des situations estimées à partir des archives et des premiers entretiens ». Notons tout d’abord que 42% des enquêtés ont milité dans au moins deux des familles de mouvement étudiées, et que les mouvements sont marqués par une répartition sexuée avec 11% d’hommes seulement dans les mouvements féministes. L’âge moyen des enquêtés étant de 21 ans en 1968, une majorité d’entre eux a par ailleurs déjà milité avant l’événement 68.

Retracer étape par étape les parcours de vie des Piétons de Mai 68

Afin d'appréhender les effets à long terme de l’engagement sur ces militants, les chercheurs se sont attachés à reconstruire séquence par séquence leurs parcours de vie. Ils ont croisé pour cela les récits biographiques des 366 ex-activistes collectés lors d’entretiens, et les données quantitatives de 285 calendriers de vie des enquêtés qui permettent d'explorer les différentes trajectoires professionnelles, affectives et militantes, à l’aide d’analyses statistiques (analyses séquentielles et analyses d’appariement optimal). Les propriétés des parcours des militants ont alors été confrontées à celles d’une cohorte identifiée parmi la population générale à partir de l’enquête INSEE formation qualification professionnelle 1993.

« Contrairement aux idées reçues sur la « génération 68 », les soixante-huitards conservent leurs engagements et activités politiques, et maintiennent les liens sociaux établis à l’époque » poursuit Olivier Fillieule. Sur le plan affectif, les trajectoires sont marquées par une entrée plus tardive dans la vie adulte et par une plus grande instabilité des couples. À l’encontre des exemples de réussite véhiculés, près de 25% des enquêtés ont subi un déclassement social, notamment les ouvriers, enseignants et travailleurs sociaux, tandis que la société connaît une mobilité ascendante dans les années 1970. D’abord volontaire, ce déclassement s’explique notamment par un « refus de parvenir » à des positions plus élevées en raison de leur engagement politique.

Trois grands types de destin  

Les chercheurs ont également associé dans une même analyse dynamique, les positions professionnelles, affectives et militantes occupées par les enquêtés avant et après 1983, au moyen d’une analyse des correspondances multiples (méthode d’exploration de données complexes qui synthétise et illustre graphiquement différentes variables).

Les individus ayant de nombreuses modalités en commun sont représentés par des points plus proches sur le plan, et les oppositions entre variables (sexe, année de naissance, …) sont structurées par des axes.

Trois groupes principaux de parcours de vie se distinguent alors :  

  • Au nord du plan, un groupe d’individus (153 personnes) nés au début des années 1950, issus des classes moyennes supérieures et de la petite classe moyenne. Leurs carrières se déroulent dans le secteur public, l’enseignement et le journalisme, et sont principalement ascendantes après 1983. Ils militent conjointement dans les mouvements des gauches alternatives et féministes jusque dans les années 1980, où l’on observe un désengagement des activités militantes, que certains ont transféré vers leurs activités professionnelles. 
  • Au sud-ouest, un groupe d’individus (80) nés dans les années 1930-1940, en majorité composé d’hommes, qui occupent une carrière stable à des positions d’ouvriers ou d’employés. Militants syndicaux engagés avant 1968, ils maintiennent depuis 1980 leurs engagements au sein d’associations.
  • Au sud-est, un groupe de personnes (52) nées dans la moitié des années 1940, en majorité des femmes, et issues de la petite classe moyenne ou des classes populaires. Elles accèdent à des professions intermédiaires dans le secteur public (enseignement, travail social, etc.) au cours des années 1970, et y mèneront une carrière stable. Ces militantes sont d’abord actives dans les mouvements syndicaux et féministes, tandis qu’après 1984 l’engagement se concentre principalement dans le syndicalisme enseignant.

Les parcours de vie des militants enquêtés dans le cadre du projet ANR SOMBRERO, et leurs ana-lyses, ont été retracés dans l’ouvrage Changer le monde, Changer sa vie. Le projet a également abouti à la production de plusieurs ouvrages d'histoire sociale consacrés aux réseaux et terrains de luttes des 5 grandes villes étudiées.

En savoir plus :

Last updated on 28 January 2019
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