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03/22/2023

Apprendre à vivre avec les sargasses

Depuis 2011, l’arc caribéen est touché par des échouements massifs d’algues sargasses. Ces marées brunes, d’abord inédites, désormais récurrentes, perturbent l’écologie, l’économie, le tourisme, la pêche et la santé des populations locales. Les scientifiques se mobilisent pour comprendre, anticiper, poser des hypothèses et proposer des solutions concrètes pour répondre à ce phénomène qui pourrait atteindre cette année des niveaux records. Le point sur cette problématique à travers des projets de recherche soutenus par l’ANR lors du premier appel à projets Sargassum initié en 2019.

La Mer des Sargasses et ses radeaux d’algues flottants n’est plus celle décrite par Christophe Colomb à la fin du XVème siècle*. Les algues sargasses prolifèrent désormais hors de la mer où elles se sont développées pendant des siècles dans l’Atlantique tropical, pour former, des Caraïbes jusqu’en Afrique de l’Ouest, la Grande ceinture des sargasses de l’Atlantique. Macro-algues hollopélagiques qui flottent et dérivent au gré des courants, les sargasses servent d’habitat en pleine mer pour de nombreuses espèces marines. « Les problèmes surviennent lorsqu’elles échouent le long de ces régions côtières » précise Maurice Héral, référent scientifique à l’ANR sur cette thématique. Leur accumulation et leur décomposition sur les plages et dans les mangroves provoquent alors non seulement le dégagement d’odeurs nauséabondes d’œuf pourri, dues à l’émission, toxique, de sulfure d’hydrogène, mais peuvent également asphyxier les milieux.

Ces échouements massifs sont récents : les premières observations remontent à 2011, année de la bascule. Selon l’hypothèse la plus probable, publiée en 2020 par des chercheurs américains dans la revue Progress in Oceanography, c’est à l’hiver 2010 que des vents d’Ouest inhabituellement forts, associés à un événement anormal de l'oscillation nord-atlantique (ONA), auraient poussé les sargasses vers la l'Europe et l'Afrique. Prises par le courant des Canaries, elles ont amené dans le circuit des courants autour de l'équateur où elles ont trouvé des conditions plus favorables à leur développement que dans la mer des Sargasses historique. Autre hypothèse : l’anthropisation des zones côtières et le charriage de grandes quantités de nutriments qui seraient propices à la prolifération de ces algues. Des chercheurs de l’Université de Floride ont récemment identifié par satellite un radeau de 8000 km de long et 400 km de large entre le golfe du Mexique et l’Afrique, pesant ainsi pour plus de 8 millions de tonnes de Sargasses. Entre décembre et janvier, il aurait doublé de taille ; ce serait la plus importante ceinture observée depuis 2011. Ces sargasses se dirigent actuellement vers les Antilles pour atteindre cet été les plages de Floride.

Quelles sont les espèces en présence ? À quoi tiennent les variabilités saisonnières ?

Comment les prédire ? Des projets de recherche, soutenus par l’ANR lors du premier appel à projets Sargassum initié en 2019, cherchent des réponses. Stockage, prétraitement, valorisation : ils travaillent également à des solutions pour traiter les volumes importants d’algues échouées. « Les sargasses sont difficilement exploitables aujourd’hui : le sel et la présence de métaux lourds, le changement d’échelle, du laboratoire à la filière, sont les principaux verrous pour la valorisation des sargasses. Mais les possibilités sont fortes de pouvoir en faire une ressource demain. » résume Maurice Héral.

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Deux appels à projets conjoints pour lutter contre les sargasses

Le développement des sargasses n’ayant pas de frontières, ces défis sont relevés au travers d’une collaboration interdisciplinaire et transatlantique avec des partenaires scientifiques des Caraïbes, du Mexique, d’Afrique de l’Ouest et de France métropolitaine. Dans ce contexte, l’ANR, et en concertation avec les services de l’état, et plusieurs structures régionales et internationales, telles que l’ADEME, les collectivités territoriales de Guadeloupe, Martinique et Guyane, ainsi que les agences brésiliennes FAPESP et FACEPE se sont mobilisés en 2019 pour lancer un appel à projets « recherche, développement et innovation » sur la problématique des échouages d’algues sargasses. Le premier appel SARGASSUM s’est focalisé sur quatre thèmes : caractériser les espèces ; prévoir les échouages à travers le développement d’outils de modélisation ; améliorer les connaissances sur les impacts environnementaux, sanitaires et économiques ; valoriser les collectes de sargasses et développer des procédés de traitement innovants. Lancé dans le cadre du Plan national de prévention et de lutte contre les Sargasses, ce premier appel a permis le financement de 12 projets de recherche afin d’améliorer les connaissances et de proposer des solutions adaptées au contexte local. Le second appel, lancé fin 2021 avec la FACEPE (Brésil) et le NWO (Pays-Bas), vise quant à lui à  à enrichir les connaissances sur la biologie des différentes algues Sargasses pour pouvoir les modéliser et à pouvoir comprendre et donc prévoir les  raisons des variations interannuelles et saisonnières de ces proliférations algales. A noter une importante coopération avec les scientifiques américains de la National Oceanic and Atmospheric Administration (la NOAA, en français l'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique) qui collaborent sur fonds propres aux projets et aux programmes.

Trois morphotypes de sargasses en cause

Pour dévoiler l’identité des sargasses qui composent ces floraisons massives, et comprendre leur fonctionnement et leur distribution, les chercheurs du projet Sargassum Origins ont traqué, dans un premier temps et à l’aide des satellites, les algues brunes au milieu de l’océan Atlantique. « Ainsi repérées depuis l’espace, nous avons pu mener en 2017 deux grandes campagnes océanographiques en pleine mer, sur l’Antea de la Flotte océanographique française (FOF) et le Yersin lors de l’Expédition de Monaco » raconte Thierry Thibaut, porteur du projet Origins, professeur de phycologie et d’écologie marine à Aix-Marseille. Ces récoltes leur ont permis de faire plusieurs découvertes majeures. « Les sargasses comptent dans le monde très exactement 358 taxons ; elles sont parmi les algues brunes les plus diversifiées. Mais celles qui finissent par s’échouer sur les côtes caribéennes proviennent exclusivement de trois morphotypes : Sargassum natans VIII, Sargassum natans I et Sargassum fluitans III. Selon les années ou les saisons, les dominances au sein de ces blooms sont variables : une espèce peut prendre le pas sur les autres, explique le chercheur. C’est pourquoi il est crucial de parvenir à identifier les espèces en présence car la physiologie, la biologie et l’écologie sont espèces-dépendantes ». Ces trois morphotypes doivent désormais être étudiés séparément pour mieux comprendre individuellement leur cycle de croissance par exemple.

Autre résultat majeur : leur connectivité à travers l’océan. À l’image des plantes - ou du blob -, les sargasses se bouturent comme elles se fragmentent. « Elles n’ont aucun organe de reproduction, ce qui laisse supposer que la fragmentation se fait de manière végétative. Autrement dit, elles se reproduisent par clonalité. Nous serions en fait en présence de trois clones géants, répandus sur des millions de km2, sans doute les plus grands à l’échelle de la planète » poursuit le phycologue. Impossible donc de se risquer à les broyer directement en pleine mer : cela pourrait, à l’inverse de l’effet recherché, favoriser leur multiplication. Grâce à des marqueurs moléculaires de nouvelles générations, les scientifiques ont aussi pu affiner leur étude et détecter des différences génétiques entre les radeaux de sargasses des trois morphotypes. L’objectif : infirmer ou confirmer les hypothèses de leur voyage à travers l’océan Atlantique, détecté par satellites et modélisé dans le cadre d’un autre projet ANR, FORESEA (pour FOREcasting seasonal Sargassum Event in the Atlantic).

[Le projet ORIGINS regroupe 10 partenaires, dont 6 laboratoires de recherche français (MIO, ISYEB, LEMAR, AD2M, BOREA, LEGOS), une entreprise française (SUEZ Consulting) et trois laboratoires américains (Texas A & M Galveston, SEA Education- Woodshole, ECKERD College Florida). Ce projet a été construit en synergie avec les projets ANR Sargasses SAVE-C, porté par Valérie Stiger-Pouvreau du Laboratoire des sciences de l'environnement marin (LEMAR, CNRS / IRD / Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer / Université de Bretagne occidentale) et FORESEA, porté par Julien Jouanno du Laboratoire d'études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS, CNES / CNRS / IRD / Université Toulouse - Paul Sabatier) ; les trois s'alimentent l'un l'autre. Si les travaux du projet Origins se sont récemment achevés, les scientifiques poursuivent leurs recherches avec le projet Biomas, pour Approche Bioenergétique pour la Modélisation des Sargasses), sélectionné dans le cadre du 2e appel spécifique dédié aux sargasses.]

Suivre la voie des nutriments

Les équipes d’Origins et FORESEA ont travaillé ensemble sur une même hypothèse : le rôle joué par les trois plus grands fleuves de la planète - l’Amazone, le Congo et l’Orénoque. En effet, en réponse au changement climatique, à l'utilisation des terres et/ou à l'urbanisation croissante, les apports en nutriments charriés par ces fleuves jusqu’à l’océan sont susceptibles d’avoir évolués. Ils pourraient ainsi avoir participé au changement de régime chez les algues brunes. Grâce à des données in situ, en complémentarité avec des données satellites acquises ces 15 dernières années par le SNO-HYBAM (un observatoire français spécialisé dans le suivi des fleuves et des ressources en eau en Amazonie), ils sont ainsi parvenus à estimer mensuellement les flux d’azote et de phosphore dissous et particulaires des trois fleuves. Les résultats ont ainsi permis d’écarter leur rôle comme cause de la prolifération des sargasses. “Pour l’Amazone, qui compte pour 20% du volume d’eau douce se déversant dans tous les océans du monde, les détections satellites ont montré que seulement 10 % de la biomasse annuelle de Sargasses était colocalisée dans des régions sous l'influence des panaches fluviaux” insiste Julien Jouanno, porteur du projet FORESEA, océanophysicien au LEGOS. “Aussi, les causes à l’origine de ce phénomène restent encore à préciser et à démontrer” ajoute-t-il. De fait, un point fondamental dans la difficulté à saisir cette problématique : “la prolifération des sargasses est un phénomène à l’échelle d’un bassin océanique et nous avons très peu d’informations sur l’évolution des concentrations de nutriments dans l’Atlantique sur les deux dernières décennies” insiste le chercheur.

Les scientifiques se sont aussi intéressés à certaines bactéries qui forment d’excellents traceurs biologiques pour détecter le passage des radeaux dans les différentes masses d’eau de l’Atlantique. Ils ont notamment étudié des cyanobactéries - des diazotrophes - qui, attachées aux sargasses, fixent l’azote atmosphérique. Source d’azote alternative, elles pourraient participer au développement exceptionnel des sargasses dans la zone tropicale. « Les algues sargasses sont autosuffisantes. Pour proliférer, il ne leur suffit que de quelques nutriments - provenant aussi bien de ces bactéries fixatrices d'azote atmosphérique, de déjections des poissons des radeaux ou des apports en eaux profondes et des fleuves -, de la lumière et une température plus chaude. C’est un écosystème naturel bien établi, sans rivage. On ne pourra pas empêcher ni leur prolifération ni leurs échouages. Désormais, il faut apprendre à vivre avec » résume Thierry Thibaut.

À la poursuite des sargasses

Comment, dès lors, suivre et prédire l’évolution de ces échouements à plusieurs échelles, spatiales et temporelles ? L’objectif du projet FORESEA est justement de développer des outils de modélisation précis, notamment grâce aux satellites, afin de pouvoir engager des réponses publiques. Dans un premier temps, les scientifiques ont observé la couleur de l’eau depuis l’espace, suivant la signature brune des algues sargasses. “Pour détecter et estimer leur biomasse, nous nous sommes appuyés sur des données satellitaires, grâce notamment à l’instrument MODIS (pour radiomètre spectral pour imagerie de résolution moyenne), un capteur embarqué sur deux satellites de la Nasa qui sillonnent le globe quotidiennement depuis 2002.” explique Julien Jouanno. Il leur a fallu affiner ces observations en éliminant les faux positifs, dû par exemple à des effets de bord de la couverture nuageuse, à l’aide d’algorithmes qu’ils ont développés. Ils sont ainsi parvenus à suivre l’évolution de la quantité de sargasses dans l’Atlantique sur les 20 dernières années. “Modéliser et prévoir les quantités de sargasses plusieurs mois en avance impliquent de prendre en compte non seulement les propriétés de dérive mais aussi les propriétés de croissance et de mortalité de ces trois morphotypes de sargasses. On sait aujourd’hui que la croissance des sargasses dépend des températures de surface de l’océan avec une croissance maximale autour de 28°C, qu’elle demande un très fort ensoleillement, et qu’elle peut être modulée par les concentrations de nitrates et de phosphates présents à la surface de l’océan” complète le chercheur. Ils ont ensuite cherché à intégrer ces connaissances dans un système de prévision saisonnière. Combiné à des détections spatiales en temps réel, leur modèle permet aujourd’hui de prédire à sept mois la distribution de sargasses dans l'Atlantique Tropical. Les scientifiques espèrent également pouvoir, grâce à leurs outils numériques et aux progrès considérables de détections spatiales, parvenir à des projections à plus long terme « pour explorer les possibles évolutions dans les décennies à venir » conclut Julien Jouanno.

[Le projet FORESEA regroupe plusieurs partenaires : le Laboratoire de Recherche en Géosciences et Energies (LaRGE), le Laboratoire d'études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS), le laboratoire Biodiversité Marine, Exploitation et Conservation (MARBEC, CNRS / IRD / Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer / Université de Montpellier), le Laboratoire d'informatique et des systèmes (LIS, Aix-Marseille Université / CNRS), le Laboratoire des matériaux et molécules en milieu agressif (L3MA), le laboratoire de Biologie des ORganismes et Ecosystèmes Aquatiques (BOREA, CNRS / IRD / MNHN / Sorbonne Université), l’Institut Méditerranéen d'Océanologie (MIO), et le Mercator Océan.]

Des algues chargées en arsenic et en chlordécone

Une fois échouées, les sargasses sont collectées avant d’être épandues le long des côtes ou sur des sites à l’intérieur des terres où elles se dégradent rapidement. Au-delà des seuls désagréments olfactifs, ces algues brunes sont de véritables bioaccumulatrices : elles s’échouent sur les plages chargées de l’arsenic présent en très faible dose dans l’eau de mer ; et selon leur passage ou non dans des eaux polluées, elles peuvent l’être également en chlordécone. Le projet Sarg As & Cld, porté par Patrick Ollivier, chercheur au Bureau de recherche géologique et minière (BRGM), s’intéresse plus particulièrement aux « jus » de sargasses, autrement nommés lixiviats, produits justement lorsque les algues se décomposent. « Les mesures actuelles montrent que ces jus peuvent atteindre une concentration en arsenic de 10mg/L, soit plus de 500 fois supérieure à la limite réglementaire pour la pêche ; 100 microgrammes/L pour un rejet autorisé dans l’environnement ; 10 microgrammes/L pour une eau potable. Les décontaminer s’avère non seulement indispensable pour limiter les impacts environnementaux, mais également nécessaire pour leur valorisation » explique le chercheur.

Les chercheurs ont mené leurs études en Martinique, dans les locaux de la Direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL) de la Martinique, et à Orléans, sur le site du BRGM. Dans un premier temps, les scientifiques ont testé des solutions de traitement avec des matériaux commercialisés ; dans un second temps avec des matériaux naturels à moindre coût et disponibles dans les Antilles françaises. « Nous avons récolté en Martinique près de deux tonnes de sargasses que nous avons stockées à ciel ouvert et arrosées à l’aide d’un simulateur d’eau de pluie pour en extraire le jus de sargasses ». L’idée était de faire passer ces jus au travers de trois cuves filtrantes : la première contenant du sable afin d’oxygéner le liquide ; la seconde avec du gravier, du sable et du GEH®, adsorbant efficace composé d’hydroxyde ferrique pour fixer l’arsenic ; la dernière remplie de sable à nouveau. « La première étape était de déterminer la concentration et la spéciation en arsenic, c'est-à-dire sous quelle forme il est présent dans les jus en entrée et en sortie des cuves. Ce point est crucial, de sa nature chimique dépend sa toxicité à plus ou moins faible dose : inorganique ou organique, oxydé ou non oxydé » poursuit Patrick Ollivier. Les résultats confirment leurs craintes : dans les jus, l’arsenic inorganique est prédominant sous sa forme la plus toxique. Les scientifiques ont multiplié les mesures sur huit mois. Finalement, ce traitement a permis de réduire la concentration d’arsenic de 80% à 95%. « Cette efficacité se confirme dans le temps : elle est supérieure à 80% après 190 jours de traitement » ajoute le chercheur. Principal bémol : le coût du GEH®. « Ce qui ne pousse pas à envisager un changement d’échelle, du laboratoire à au traitement industriel » complète-t-il. Comment remplacer ce produit ? Les chercheurs s’engagent sur une autre piste : utiliser les sols riches en fer de la région comme agents filtrants, l’un en Martinique, composé d’argile rouge à quartz, l’autre en Guyane, de l’altérite.

Des sols locaux aux propriétés épuratoires ?

De retour à Orléans, ils travaillent sur une quarantaine de kilos de sargasses importées des Antilles qu’ils placent dans un cylindre étanche d’un mètre sur deux reproduisant, en atmosphère contrôlée, les conditions du terrain - humidité, température, cycle jour / nuit. Ils remarquent que la fermentation engendre une hausse considérable de la température : de 25°C à 65°C au cœur du tas de sargasses dans les 20 premiers jours. Ce constat les amène à conduire des recherches en parallèle (et qui se poursuivent actuellement) sur les communautés microbiennes en présence. “Nous avons ensuite testé nos sols filtrants dans de petites colonnes avec le jus de sargasses produit en laboratoire, que nous avons mis en comparaison avec deux adsorbants commercialisés, dont le GEH®”. La diminution du taux d’arsenic est significative avec les matériaux adsorbants naturels : de 70% à 80%. “ Ces expériences montrent également une bonne capacité de piégeage qui se maintient dans le temps ” s’enthousiasme Patrick Ollivier. Pour Patrick Ollivier, une autre problématique demeure : « Sur les sites d’épandage, la réduction des tas est très rapide. Des végétaux y poussent par-dessus au bout de quelques mois. Nous les avons donc prélevés pour savoir si ces végétaux s’enrichissaient en arsenic ». Enfin, comment dimensionner des structures pour le stockage et le traitement des sargasses, leur jus, les gaz et les résidus ? « Le changement d’échelle est plus que réalisable. Mais des interrogations - réglementaires - subsistent du fait de la nature des déchets chimiques extraits, l’arsenic et chlordécone, sur le niveau de risque et le type d’installation d’une telle usine de traitement » conclut le chercheur.

Sur la chlordécone, les scientifiques ont utilisé quatre types de charbons actifs - dont les propriétés poreuses sont intéressantes pour fixer les polluants - sur une eau dopée en polluant. Les premières expériences ont révélé une faible efficacité des charbons qu’ils ont pu booster en y greffant du fer. Si le greffage diminue alors la porosité des matériaux, le piégeage de la chlordécone reste important : plus de 67% en termes de capacité d’adsorption. Ces résultats prometteurs ont ouvert une nouvelle piste de recherche : vers un système, disponible à faible coût dans les régions affectées, qui permet de capturer à la fois l’arsenic et la chlordécone relargués par les sargasses.

Sarg AS & Cld comprend aussi un volet axé sur les perceptions sociales, porté par l’Université de Guyane, autour d’une série d’entretiens menés auprès des populations locales sur la gestion par les autorités publiques du stockage des sargasses, sur leurs perceptions du risque réel et ressenti autour de l’arsenic et de la chlordécone relégués par les algues en décomposition, et sur l’acceptabilité sociale en cas de solution de traitement des jus de sargasses.

[Le consortium du projet Sarg As & Cld regroupe le Bureau de recherche géologique et minière (BRGM), l’Université Texas A&M University at Galveston (TAMUG), le Laboratoire MINEA, le laboratoire Interfaces, Confinement, Matériaux et Nanostructures (ICMN), l’Université de Pau et des Pays de l’Adour et l’ADERA.]   

Les algues sargasses, une matière première d’intérêt ?

Du déchet à la ressource (99% des épandages ne sont pas valorisés à ce jour), des filières de valorisation des sargasses sont aussi envisagées et à l’étude : comme matériau de construction, dans la recherche de nouvelles molécules pour la pharmacopée, mais également en tant que matière première pour la production de biochars (BC) et de charbons actifs (AC). Ces derniers sont au cœur du projet PYROSAR - Valorisation des sargasses par pyrolyse et application dans le cadre de la sécurité alimentaire, porté par Sarra Gaspard, chimiste à l’Université des Antilles au laboratoire COVACHIM-M2E. Ce projet, qui s’inscrit dans la suite de sa participation au projet INSSICA porté par l’INRAE-URAFPA, cherche à tester la capacité de certains BC/AC à séquestrer des pesticides organochlorés qui empoisonnent les sols antillais, comme la chlordécone, le lindane ou encore la dieldrine, et à sécuriser les produits alimentaires issus de ces parcelles. « Nous cherchons à mieux comprendre les transferts de ces polluants chez les animaux d’élevage mais également dans les plantes et leurs racines, leurs tubercules » détaille Sarra Gaspard.

La pyrolyse consiste à faire brûler de la biomasse (ici des sargasses), à haute température et en l’absence d’oxygène, pour la réduire en charbon ou en biochar pouvant être activé - pour rappel, c’est la porosité de ces matériaux qui permet de fixer les polluants. Pour ce faire, les scientifiques ont testé plusieurs méthodes. « Dans un premier temps, nous avons pyrolysé les sargasses dans un four thermique classique, puis dans un four micro-ondes de laboratoire. Finalement, nous nous sommes appuyés sur les paramètres précédemment obtenus pour étudier la faisabilité d’un tel projet à l’échelle industrielle via le procédé de micro-ondes solaires, le SMO® solar process, mis en place par la société NST », précise la chimiste. Ce procédé pourrait permettre la pyrolyse d’environ 27 tonnes par jour de sargasses via l’énergie solaire. L’un des problèmes majeurs restent cependant que les sargasses arrivent chargées en métaux lourds, comme l’arsenic. « Il est donc nécessaire de les décontaminer, de suivre le devenir de ce métal et sa teneur lors de la synthèse des biochars et des charbons actifs, et d’évaluer l’innocuité lorsqu’ils sont introduit dans les sols » ajoute-t-elle.

Aujourd’hui, les scientifiques cherchent à déterminer si ces nouveaux matériaux peuvent effectivement séquestrer les polluants dans les sols. « L’essentiel des manipulations en laboratoire est terminé et les résultats sont encourageants. Désormais, notre dernière étape sera d’aller sur le terrain pour tester nos biochars » ajoute Sarra Gaspard. Des jardins contaminés seront ainsi amendés par les BC/AC sélectionnés ; un nombre équivalent de parcelles non amendées serviront de parcelles témoins. L’objectif est de mettre en évidence une absence de transfert des résidus de pesticides vers les produits issus des parcelles traitées. L'innocuité des sargasses et des BC / AC produits sera également évaluée à chaque phase du projet. Enfin, le volet socio-économique de PYROSAR cherche aussi à évaluer les coûts et les impacts territoriaux de la production de BC/AC et de ces pratiques d’amendement de parcelles agricoles contaminées. « Se pose également la question de la disponibilité des sargasses, dont les échouements sont périodiques ; cette variabilité est-elle compatible avec une valorisation à grande échelle ? » s’interroge Sarra Gaspard. Les scientifiques étudient en parallèle la possibilité de les supplanter dans leurs biochars par de la noix de coco ; les premiers résultats montrent un effet positif sur l’économie locale.

La chimiste a également contribué à la réalisation du volet portant sur les travaux menés en Guadeloupe de Sargassum, Histoire(s) d’une marée brune, un ouvrage collectif illustré et édité par la Collection Alliances Françaises qui informe sur les dangers et les opportunités de la crise environnementale des Sargasses.

[Le projet PYROSAR est porté par les laboratoires de l'Université des Antilles (COVACHIM-M2E, ECOFOG, CREDDI, LARGE, ISYEB), l'INRAE de Guadeloupe, l'UR AFPA-ENSAIA, la société NST ainsi que l'IREPS-Martinique. Il est en relation avec les projets SARGOOD et SARTRIB, projets également soutenus lors du 1er appel à projets SARGASSUM, qui ont été construits en complémentarité- sur la récolte des sargasses, les échanges de bonnes pratiques et de matériaux.]

En savoir plus

L’appel à projets conjoint "Recherche, développement et innovation" SARGASSES

Le 2e appel à projets conjoint Sargassum : Comprendre et prédire la prolifération des sargasses

Le projet Sargassum Origins

Le projet FORESEA

Le projet Sarg As & Cld

En vidéo : le projet CESAR – Environnement côtier sous la pression des sargasses

 

* Christophe Colomb, dans son Journal de bord relatant son voyage vers le nouveau monde en 1492-1493, a décrit les radeaux de sargasses qu’il a croisé sur sa route. Il craignait qu’elles ne piègent son bateau.

Last updated on 22 March 2023
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