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08/03/2022

Congé de maternité, parentalité et télétravail : analyse des expériences de justice et d’injustice des femmes au travail. Le projet ANR JUDY

Afin d'atteindre l'égalité femmes-hommes en milieu professionnel, il est nécessaire de mieux comprendre les expériences des femmes au travail. C’est l’un des objectifs du projet JUDY, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui s’attache à appréhender la notion de justice dans les rapports au travail et à analyser les expériences de femmes enceintes et de parents de jeunes enfants. L’équipe a mené une première enquête sur la reprise du travail après un congé de maternité ou d’adoption, et une seconde sur la parentalité et le télétravail en période de confinement. Elle propose des recommandations pour des pratiques équitables.

Entretien avec Marion Fortin, professeure de gestion à la Toulouse School of Management, Université de Toulouse et coordinatrice du projet ANR JUDY (2018-2022), à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes le 8 mars 2022.

Pour quelles raisons le congé de maternité ou d'adoption est une période cruciale pour l’égalité professionnelle entre les genres ?

Marion Fortin : L'écart entre les carrières des femmes et des hommes, en termes de salaire et de progression, se creuse au moment de la naissance du premier enfant d’après des données recueillies en Europe, notamment par Eurofund en 2015. Cet écart est particulièrement prononcé au sein des populations hautement qualifiées. De plus, des biais de genre et des préjugés liés à la maternité peuvent affecter les expériences professionnelles des femmes.

Dans le cadre du projet ANR JUDY, nous avons mené avec Camille Desjardins, docteure en Management des Ressources Humaines, une enquête de mars 2019 à décembre 2021 auprès de trente-cinq femmes de 26 à 41 ans, hautement qualifiées, exerçant dans les secteurs publics et privés. Nous avons interrogé ces femmes à quatre reprises, de l'annonce de leur grossesse à six mois après leur retour de congé de maternité, pour explorer les expériences de justice et d’injustice et leurs impacts sur les aspirations professionnelles des femmes. Cette étude intègre la perspective de la justice organisationnelle, elle s’intéresse à la perception de la justice au travail en comprenant que cette perception est influencée par les motivations de l’individu qui évoluent au cours du temps.

A quelles expériences de justice et d’injustice ont-elles été confrontées ?

M. F. : Nous distinguons dans cette étude deux catégories d’injustices perçues, selon les classifications de la littérature. Une première catégorie regroupe les injustices distributives qui concernent la répartition injuste des activités, primes, promotions, … et les injustices procédurales, soit la manière dont cette répartition est décidée. Une seconde catégorie regroupe les injustices interpersonnelles, soit les relations avec la hiérarchie et les collègues, et les injustices informatives liées au manque d’informations.

La majorité des femmes interrogées ont subi au moins une injustice soit pendant la grossesse, pendant leur congé de maternité et/ou à leur retour. Pendant la grossesse, certaines participantes ont par exemple été confrontées à des réunions planifiées en dehors des heures légales de travail, à une charge de travail intense, à des refus de télétravail dans un contexte où il était généralisé, à des accords de télétravail à renouveler chaque semaine avec des contreparties, ou encore à des remarques sexistes de leurs supérieur et collègues. Pendant le congé de maternité, certaines ont été sollicitées pour effectuer une tâche professionnelle ou ont vu leur poste modifié sans être consultée. Lors de la reprise du travail, des participantes n’ont pas obtenu la promotion ou la prime promise avant leur grossesse, ont fait face à la réaffectation, sans en être informée, des missions et des projets qu’elles menaient habituellement, ou encore à des remarques négatives sur leur absence jugée trop longue. De plus, nous observons des omissions de justice à toutes les périodes étudiées, telles que la non planification du congé de maternité ou le manque d’informations sur les démarches relatives au congé. Au fil du temps, ces omissions peuvent être perçues comme des injustices et impacter les aspirations professionnelles des femmes.

Quels sont les effets sur les aspirations professionnelles des femmes ?

M. F : Etonnamment, les expériences d’injustice rapportées par les participantes n’ont pas toutes suscité des attitudes négatives envers le manageur, les collègues ou l’organisme. Certaines participantes ont tenté de justifier des injustices en excusant par exemple des remarques sexistes en raison de l’âge de ses collègues, ou une demande de travail reçue pendant un congé de maladie lié à la grossesse par la situation exceptionnelle pour l’entreprise et le stress que ressentirait le manager.

On observe pourtant, chez beaucoup de participantes ayant subi plusieurs injustices, un déclin des aspirations professionnelles au cours du temps. Certaines participantes demandent un travail partiel à 80% mais cet arrangement est très peu favorable car la charge de travail peut être identique, ce qui est parfois clairement explicité par le manageur. Nous observons de plus une mise en retrait des participantes dans leur travail après plusieurs injustices, et même un retrait pur et simple par l’action de quitter son emploi.

En matière de télétravail, avez-vous observé des différences entre pères et mères de jeunes enfants ?

M. F. : Dans une deuxième étude, nous avons ensuite examiné les effets des interruptions entre le travail et la garde d’enfants, sur la perception de la réalisation des objectifs professionnels tels que classifiés dans le « kaleidoscope career model », et sur le bien-être et l’implication au travail. Nous différencions des objectifs d’authenticité (être fidèle à soi-même et à ses valeurs), d'équilibre entre les domaines professionnel et familial, et de défi (stimulation, apprentissage). 287 mères et pères d’enfants âgés de six ans ou moins, en télétravail lors du premier confinement en France, ont répondu à un questionnaire quotidien au cours d’une semaine, dans un contexte où les institutions de garde d'enfants étaient fermées. Les expériences d’interruptions du travail par la garde d’enfants, et celles de la garde d’enfants par le travail, étaient distinguées.

Lorsque la garde d’enfants interrompt le travail, on observe des effets négatifs sur la perception de la réalisation des objectifs professionnels, à la fois chez les femmes et les hommes. Toutefois, lorsque le travail interrompt la garde d’enfants, les effets sont différents pour les femmes et les hommes, l'équilibre quotidien perçu par les femmes étant le seul à être affecté négativement par ces interruptions. Les hommes bénéficient de certains effets positifs de ces interruptions, témoignant de plus de défis quotidiens et d’authenticité, alors que les femmes ne semblent pas bénéficier d’effets positifs. Ces données suggèrent que les expériences quotidiennes des télétravailleurs contribuent à creuser les écarts entre les femmes et les hommes, en termes de carrière et de bien-être.

Quelles recommandations peuvent être émises aux organisations et aux managers pour des pratiques équitables ?

M. F. : Il est essentiel que les organisations et managers informent de manière systématique les employées enceintes sur leurs droits (aménagements possibles des horaires durant la grossesse et au retour de congé de maternité pour continuer l'allaitement, congé parental, temps partiel à 80%, etc.), mais aussi sur les démarches relatives au congé de maternité et les délais associés. Il est également important que les managers planifient, plusieurs mois en amont, le départ en congé de maternité en impliquant la femme enceinte. Un entretien entre le manager et l'employée au retour de congé de maternité est de plus crucial pour échanger sur les aspirations professionnelles de l’employée et mieux prévenir un déclin. Enfin, nous recommandons un droit au télétravail partiel pour les femmes enceintes et les parents de jeunes enfants, à chaque fois que cela est possible, non pénalisant, qui ne donne pas lieu à des contreparties comme une charge de travail supplémentaire, ou à des discriminations.

Nous finalisons actuellement la rédaction de deux articles sur ces enquêtes et préparons un séminaire restreint en mai à Toulouse, rassemblant des acteurs académiques et des acteurs institutionnels en vue d’élaborer des recommandations pour l’égalité professionnelle femmes-hommes.

En savoir plus :

Le site internet du projet ANR JUDY

Les vidéos « portraits de femmes de science »

Les engagements de l’ANR pour l’égalité femmes-hommes et la prise en compte du genre

Desjardins, C. & Fortin, M.: A Temporal Perspective on Justice in The Workplace, Handbook of Dynamic Organizational Behavior. Edited by Y. Griep, S. D. Hansen, T. Vantilborgh and J. Hofmans

Mis à jour le 08 mars 2022
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