Claire Mathieu, l’approximation pour contourner la complexité
Claire Mathieu, l’approximation pour contourner la complexité

A l’IRIF, situé au cœur du campus de l’université Paris Cité dans le bâtiment Sophie Germain – du nom de l’une des premières femmes mathématiciennes françaises –, la recherche en informatique théorique se mêle à l’histoire des sciences et des techniques. On y découvre derrière une vitrine un authentique Minitel ; là, l’un des premiers Macintoshs ; là encore, des disquettes et autres vestiges d’un passé technologique encore proche. Dans les locaux du laboratoire, aux murs fraichement repeints d’orange, les espaces communs sont tapissés de grands tableaux blancs recouverts de formules mathématiques. Des portraits de femmes de science habillent les couloirs, aux côtés d’affiches rappelant l‘importance de la lutte contre les stéréotypes de genre en recherche. C’est ici, pour ce portrait, que nous rencontrons Claire Mathieu. À l’aise devant la caméra, elle se distingue par une pédagogie naturelle, rendant accessibles des sujets complexes qui résonnent avec des problématiques bien actuelles.
Claire Mathieu a passé toute sa scolarité dans le public : le collège Stephen Hawking près de Caen et situé en REP+ (réseau d'éducation prioritaire), le lycée Couperin à Fontainebleau, les classes préparatoires à Louis-le-Grand à Paris, et, enfin, l’École Normale Supérieure de Sèvres (ENS). Mais si son parcours parait sans faute, il n’a pas été sans doute. « Quand j’étais à l’ENS, j’ai hésité entre deux voies : l’administration publique et la recherche. Un ami, ancien de l’École Nationale d’Administration, m’a dit : ‘Dans la haute administration, votre travail est au service de la société, mais il est au service de la société d'aujourd'hui, il n’aura qu’un impact immédiat. Alors que quand vous faites de la recherche, votre travail reste, il dépasse le temps présent. Si vous aimez la recherche, choisissez cette voie.’ » se souvient-elle. Initialement tournée vers les mathématiques, c’est un cours obligatoire d’informatique à l’ENS qui s’est révélé déterminant : « Cela m’a captivée. Je suis passée des mathématiques à l’informatique, un domaine où je pouvais appliquer des idées mathématiques pour résoudre des problèmes concrets. ».
Les algorithmes d’approximation ou l’art d’approcher l’optimal
Les algorithmes d’approximation, auxquels elle a consacré toute sa carrière, permettent de trouver des solutions presque optimales à des problèmes où une réponse exacte est difficilement atteignable. « Par exemple, le problème du ‘bin packing’ qui consiste à utiliser le minimum de boîtes pour emballer des objets de tailles différentes. Trouver une solution exacte est difficile, mais un algorithme d’approximation garantit une solution proche, avec, par exemple, au plus 10 % de boîtes supplémentaires. Cela permet de résoudre efficacement des problèmes concrets. » explique-t-elle. Claire Mathieu met également en lumière des applications pratiques, comme les algorithmes utilisés pour optimiser les itinéraires de transport ou encore le découpage électoral : « Avec mes collègues, nous étudions comment découper la France en circonscriptions électorales. Nous analysons la diversité des configurations possibles et leur impact sur la composition politique de l’Assemblée nationale. » ajoute-t-elle. En novembre 2017, elle rejoint l’équipe Parcoursup – l’actuelle plateforme d’accès à l'enseignement supérieur public qui a suscité de nombreux débats. « Les décisions d’utilisation de l’algorithme des mariages stables1 et de non-hiérarchisation des vœux étaient déjà quasiment prises, mais j’ai contribué à la mise au point des algorithmes pour incorporer les taux de boursiers, les taux de candidats hors académie, l’affectation des places en internat, et à l’analyse du temps de convergence d’une procédure avec aller-retours entre la plate-forme et les candidats » précise-t-elle. Elle fait entendre son opinion sur l’importance de la publication des algorithmes qui sous-tendent le fonctionnement de la plateforme, et participe à la rédaction du document livrant le code de Parcoursup ainsi qu’une présentation et une description des algorithmes.
Au moment où nous nous rencontrons, Claire Mathieu dresse le bilan du projet ANR AlgoriDAM qu’elle coordonne et qui a permis de financer des postdoctorant.e.s et des missions – à l’étranger par exemple - ces dernières années. Ce projet explore des algorithmes hors du modèle classique, où les données ne sont pas toutes disponibles au départ. Il s’intéresse aux algorithmes en ligne, qui traitent les données au fil du temps, et aux algorithmes de streaming, conçus pour fonctionner avec une mémoire limitée. "L’objectif ne se limite pas à la rapidité d’exécution, mais aussi à l’optimisation des ressources, comme l’usage de la mémoire, afin d’adapter ces modèles aux architectures informatiques modernes" souligne la chercheuse. Son quotidien, poursuit-elle, est rythmé par un équilibre fragile entre la recherche fondamentale, la rédaction d’articles scientifiques et diverses tâches liées à l’évaluation. "Une journée classique combine plusieurs activités. Hier, j’ai travaillé avec des collègues sur un article scientifique, et aujourd’hui, je rédige ce rapport pour l’ANR. En ce moment, je consacre également du temps à évaluer des articles soumis à une conférence, où je fais partie du comité de sélection. Bien que la recherche pure soit le cœur de mon travail, une grande partie du temps est dédiée à des tâches d’évaluation et de coordination.".
Femmes et sciences : des obstacles persistants
En tant que femme scientifique, Claire Mathieu s’est heurtée à des obstacles qu’elle illustre par une seule anecdote : "Lors d’une conférence, après mon exposé, un collègue m’a complimentée… sur mon chemisier. Cela m’a marquée, car cela dévalorisait ma contribution scientifique" déplore la chercheuse. Elle souligne aussi la difficulté de concilier vie familiale et recherche, où les travaux peuvent parfois devenir obsessionnels et chronophages. Elle insiste sur l’importance de structures, comme le CNRS, qui lui ont offert une flexibilité essentielle, en particulier en lui permettant de rendre visite à des collaborateurs et collaboratrices à l’étranger et à n’importe quel moment de l’année, grâce à l’absence d’enseignement obligatoire.
Elle met également en lumière une contradiction majeure du monde académique : un environnement extrêmement compétitif où l’obtention de financements et de postes dépend d’un engagement total, souvent au détriment de la vie personnelle. « Les scientifiques sont en compétition permanente pour des ressources limitées, et ceux et celles qui réussissent sont souvent ceux qui peuvent se consacrer sans limite à leur travail » insiste-t-elle. Elle pointe ainsi une inégalité structurelle : dans le monde de la recherche, quand on regarde les personnes les plus productives, ce sont souvent celles qui bénéficient d’un soutien invisible, assuré par l’autre membre de leur couple, le plus souvent la femme. Elle se souvient d’un collègue américain dont l’épouse expliquait qu’en recrutant son mari, l’université avait en réalité "embauché une personne et demie", car elle prenait en charge toute l’intendance pour lui permettre de se consacrer entièrement à ses recherches. « Ce modèle, encore dominant, profite majoritairement aux hommes, laissant aux femmes une charge domestique plus lourde et limitant leur accès aux mêmes opportunités » appuie la chercheuse. Pour Claire Mathieu, cette réalité constitue un désavantage structurel pour les femmes en science et explique, en partie, leur moindre représentation aux plus hauts niveaux académiques.
"Dans le monde de la recherche, quand on regarde les personnes les plus productives, ce sont souvent celles qui bénéficient d’un soutien invisible, assuré par l’autre membre de leur couple."
Claire Mathieu insiste enfin sur l'importance de l’encouragement dans les parcours scientifiques, particulièrement pour les femmes, qui en reçoivent souvent moins que leurs homologues masculins. Ce manque de soutien peut freiner leur progression dans les études et la recherche affirme-t-elle : "Pendant mes études, un professeur m’a encouragée à croire en mes capacités. Cette simple phrase, ‘Vous pouvez réussir,’ m’a portée à des périodes où mes résultats étaient médiocres. Alors je dirais aux jeunes filles intéressées par les sciences : lancez-vous ! Faites une licence, un master. Cela ouvre des portes et des opportunités. Pour le doctorat, réfléchissez bien : il faut aimer la recherche, car c’est un engagement important. Si vous y trouvez du plaisir, ce sera une expérience enrichissante."
Claire Mathieu défend aussi avec conviction le rôle de la recherche fondamentale, moteur des grandes avancées technologiques : "La recherche théorique n’a pas toujours d’application immédiate. Cependant, les grandes avancées, comme celles de l’intelligence artificielle ou des algorithmes d’optimisation, reposent souvent sur des idées théoriques développées des décennies plus tôt. Comprendre les structures sous-jacentes permet de poser les bases pour des innovations futures.".
Les grandes figures - scientifiques ou pas – qui l’ont inspirée
« Les livres, que j’empruntais toutes les semaines à la bibliothèque municipale, ont été source d’inspiration. Je me rappelle des biographies de Louis Pasteur et de Claude Bernard, au service de l’humanité. Ils étaient exemplaires par leur travail acharné, mais on voyait aussi que la chance avait joué un rôle dans leurs découvertes. Je me rappelle aussi d’Albert Schweitzer aux multiples talents : philosophe, théologien, organiste, musicologue et médecin ; et puis il y avait aussi Jean de la Fontaine : les gens croyaient qu’il était attardé mental car, enfant, il aimait à marcher les yeux fixés au sol, si absorbé par l'observation des insectes qu’il n’entendait pas quand on lui adressait la parole. Certes, il s’agissait d’hommes, mais mes parents ne faisaient pas de différence de genre pour les ambitions professionnelles, et moi non plus. En modèle féminin, j’étais inspirée par Sainte Claire d'Assise, énergique fondatrice de l’ordre des Clarisses, et qui surmontait tous les obstacles ; et aussi par des personnages de fiction : Fantômette, excellente élève de jour et justicière de nuit ; Fifi Brindacier, dont la force était extraordinaire ; Sara, la courageuse petite princesse du livre de Frances Burnett, et aussi, du même auteur, Mary, l’héroïne malgracieuse et volontaire qui découvrit un jardin secret2. J’ai lu et relu ces histoires de nombreuses fois. Ces dernières ne sont pas des scientifiques, mais des personnalités hors du commun qui construisaient leur parcours de vie singulier. Il me semble que ce mélange de quête d’autre chose que l'existant, de volonté de dépasser les obstacles, et de capacité à avancer en dehors des clous, sont des qualités que je continue d’admirer et qui ne peuvent qu’aider à la démarche de la recherche. ».
1 L'algorithme des mariages stables (ou algorithme de Gale-Shapley) permet de trouver une correspondance stable entre deux groupes d’individus ayant des préférences mutuelles. Il fonctionne par une série de propositions successives : un groupe fait des propositions selon ses préférences, tandis que l'autre groupe accepte provisoirement l’offre la plus avantageuse, jusqu’à ce qu’un équilibre stable soit atteint où aucun échange mutuellement bénéfique n’est possible. Pour Parcoursup, il s’agit de créer une adéquation entre les profils des candidats et ceux des formations.
2 La petite princesse, roman publié en 1891 dans sa première édition française, et Le Jardin secret, en 1921, par la romancière Frances Eliza Hodgson.