L’océan, une richesse inestimable sous pression ?
L’océan, une richesse inestimable sous pression ?
Sommaire
Programme ATLASea : de la mer à l’ordinateur, la grande exploration des génomes marins
Les grands fonds marins, nouvelle frontière du vivant
MaHeWa : vagues de chaleur et ondes de choc dans les écosystèmes marins du Pacifique Sud
A Nice, l’ANR dresse son bilan de vingt ans de recherche pour l’océan
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20 ans et mille projets sur les mers | Dossier Océan
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Programme ATLASea : de la mer à l’ordinateur, la grande exploration des génomes marins
Dans quel contexte est né le programme ?
Hugues Roest Crollius : ATLASea s'inscrit dans une dynamique internationale d’une ampleur inédite. Depuis 2017, plusieurs initiatives internationales visaient déjà à comprendre la biodiversité et le vivant en général à travers le séquençage du génome. Reposant sur l’idée que la séquence d'un génome complet d’un représentant de chaque espèce pourrait être une fondation pour la biologie des décennies à venir. C’est une vision assez ambitieuse car il existe 1,5 millions d’espèces décrites aujourd’hui, sur peut-être 8 ou 10 millions d’espèces peuplant la planète.
Ces dernières années, l’ambitieux projet Earth Biogenome Project essaye de regrouper tous les projets qui s'attèlent au séquençage de la biodiversité à un niveau international. On en dénombre environ une soixantaine. Le plus important est peut-être le Darwin Tree of life, établi depuis plusieurs années sur les îles britanniques, qui vise à y séquencer toutes les espèces eucaryotes.
Ces projets ont pu naitre parce que nous avons aujourd'hui un niveau technologique qui permet de séquencer les génomes en atteignant un niveau de qualité dit « de référence » à des prix relativement raisonnables.
Nous entrons dans une ère où la biologie est plus que jamais une science des données. Notre idée avec Patrick Wincker, co-directeur d’ATLASea pour le CEA, était de contribuer le savoir-faire de la France dans ce domaine et profiter de cette dynamique mondiale aux sources de « la biologie du futur ». France 2030 et son appel à programmes de recherche ont constitué une opportunité unique de réaliser ces ambitions.
Que permet le séquençage de toutes ces espèces ?
H R.C : Séquencer les espèces vivantes aujourd'hui, c'est accéder à toutes les instructions génétiques qui permettent à ces espèces de fonctionner, de se développer et d'interagir avec leur environnement. C'est aussi accéder à toute l'histoire évolutive de ces espèces individuelles qui reflète leur adaptation, leur histoire démographique et qui nous permet de les replacer dans l'arbre du vivant, l’arbre généalogique des espèces vivantes. De nos jours, il est assez compliqué d’y placer les espèces au bon endroit. Le génome est l'outil par excellence qui permet de faire cela avec le plus de précision et de confiance possible.
Comment ces prélèvements et séquençages se déroulent concrètement ?
H R.C : ATLASea a été conçu comme une grande chaîne de production de données et de séquençage à travers trois modules, dits projets ciblés. Le premier, DIVE-Sea est piloté par le Muséum national d'Histoire naturelle et consiste à se rendre en mer, sur les littoraux ou dans les stations marines, y compris dans les territoires ultramarins, pour y prélever des échantillons. Notre stratégie est « opportuniste » : nous nous rendons dans un endroit pendant plusieurs jours, voire semaines, et prélevons le maximum de spécimens que nous rencontrons, généralement un par espèce. Nous nous appuyons sur des plongeurs, des équipements sous-marins sophistiqués, des bateaux de la flotte océanographique française opérée par l'Ifremer.
Le deuxième projet ciblé, SEQ-Sea est piloté par le Génoscope du CEA. Concrètement, les équipes reçoivent les échantillons, et procèdent à des vérifications pour s'assurer qu’il s’agit bien de l’espèce à laquelle nous avons assigné notre prélèvement. Ensuite, l’ADN est extrait, découpé en petits fragments qui sont assemblés pour reconstituer informatiquement la séquence du génome. Au fil de l'eau, le Génoscope produit de la donnée et la verse dans des bases de données internationales.
Enfin, le troisième projet, BYTE-Sea, constitue l’infrastructure informatique du programme. Il permet de suivre la donnée depuis le moment où elle est échantillonnée et d’en conserver les informations (photographies, taxonomie, coordonnées GPS etc.). BYTE-Sea déploie également les outils pour préserver et présenter ces données à la communauté. En effet, les génomes des espèces n'ont pas d'intérêt isolément, il faut les comparer entre eux. Même deux espèces relativement éloignées ont des similarités dans leur génomes, car elles partagent des ancêtres communs dont elles ont hérité l’ADN.
Après deux années d’activité, nous disposons déjà de 1200 espèces dans les congélateurs pour 58 génomes séquencés. Nous passons maintenant à une phase de montée en puissance, pour atteindre l'objectif final, qui est de séquencer entièrement 4500 génomes d’espèces marines.
Pourquoi se concentrer sur le biotope marin en particulier ?
H R.C : ATLASea s’est focalisé sur la biodiversité marine tout d’abord car la France a investi depuis des décennies dans des infrastructures qui permettent d'accéder à l'environnement marin, très mal connu par ailleurs car difficile d’accès. Si l’on connait bien les littoraux, on connaît assez peu les écosystèmes des zones plus profondes faute de moyens d'observation fiable.
Ensuite, parce que comprendre la biodiversité marine revêt un enjeu énorme. La Terre est recouverte à 70 % d'océans, qui contribuent de manière significative aux grands équilibres naturels comme la séquestration du carbone ou la production d’oxygène. Les Océans nourrissent une grande partie des humains qui vivent sur terre. Pour ATLASea, nous nous sommes restreints à la zone économique exclusive française (ZEE), car il s’agit de la 2ème plus étendue au monde, juste après celle des États-Unis, grâce à nos territoires ultramarins. Elle couvre 4 des 5 océans de la planète, on a donc accès à une biodiversité extrêmement riche.
A deux ans du lancement, quels sont les terrains et expéditions déjà explorés ?
H R.C : Une demi-douzaine de missions en France métropolitaine, hexagonale et outremer ont été menées. Nous avons échantillonné des spécimens à Leucate, près de Narbonne et à la station marine de Dinard pendant deux semaines l'été dernier, en Guadeloupe, en Nouvelle-Calédonie et à Marseille début avril. Nous repartirons de nouveau en Nouvelle-Calédonie en septembre 2025 puis à la station marine de Roscoff en Bretagne en juin 2026.
Nous sommes également partis en expédition dans la Manche avec l’IFREMER, une autre est prévue dans le Golfe de Gascogne courant 2025. Ces deux années d’expéditions ont été porteuses d’enseignement et de développements de protocoles d’extraction d’ADN optimisés : les spécimens marins sont en effet en général compliqués à séquencer. Ce sont des spécimens riches en mucus ou polysaccharides et, pour extraire de l’ADN il faut avoir du tissu sur un spécimen plus grand qu'un demi-centimètre. Or l’essentiel de la biodiversité n’atteint pas cette taille : les petits annélides, mollusques, crustacés ne mesurent guère souvent plus de quelques millimètres…
Existe-t-il des enjeux réglementaires par rapport aux populations des lieux de prélèvement ?
H R.C : Prélever un spécimen dans l'environnement naturel vient avec des droits et des devoirs. Notamment celui de refléter la contribution des populations des nations chez qui les prélèvements sont effectués. Une réglementation régie par le protocole de Nagoya, ratifié par la France en 2016, en est vigueur. Elle demande que chaque prélèvement d’un spécimen de la biodiversité dans une zone économique exclusive (ZEE), donc sous une juridiction nationale, fasse l’objet d’une déclaration aux autorités du pays concerné. Même ATLASea procède à ces déclarations en ZEE française, au Ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche. Mais au niveau international, l’enjeu est surtout sur les zones au-delà des juridictions nationales. Comment réglementer les prélèvements réalisés en haute mer, dans un espace qui n’appartient à personne en particulier, mais aussi à tout le monde ? C’est tout l’enjeu du traité BBNJ (Biodiversity Beyond National Juridiction) qui vise à conjuguer la liberté de la recherche scientifique marine avec un partage juste et équitable des avantages. La France est un pays moteur pour faire aboutir à ce traité. L’accord est ouvert à la signature des États depuis le 20 septembre 2023 et le restera pendant deux ans. Il entrera en vigueur 120 jours après sa ratification par un 60ème État. À ce jour, 112 pays ont signé le texte, et 20 l’ont ratifié.

Hugues Roest Crollius devant le poste de taxonomie des poissons lors d’une expédition à Dinard
En marge des missions au cœur du programme, allez-vous partager tous ces défis à travers des actions de formation, de dissémination ?
H R.C : Côté formation, une école d'hiver intitulée « De la mer à l’ordinateur » aura lieu en décembre 2025. 30 candidats seront invités à découvrir les rouages du prélèvement des échantillons, suivre la réglementation, les protocoles opératoires et standardisés sur le terrain, l’extraction d'ADN, le séquençage.
Une école d’été axée bio-informatique sur l’analyse et la comparaison des génomes aura lieu en septembre 2026. Nous développons aussi un module digital, exportable et intégrables dans des Diplômes Universitaires, par exemple des cursus de masters liés à la biologie marine.
En 2025, des appels à projets de consortiums visant à trouver des voies d’application des données récoltées par ATLASea seront lancés sur deux questions. La première sur la compréhension des voies métaboliques qui mènent à des molécules d’intérêt issues des écosystèmes marins. La deuxième question porte plutôt sur les écosystèmes et les espèces invasives importées par l’activité humaine. Comment une espèce devient et demeure envahissante ? Le génome s’avère un outil utile pour répondre à de nombreuses questions : y a-t-il des hybridations, de la compétition, de l'adaptation ? Est-ce que les espèces résidentes sont en danger ? Est-ce qu'au contraire elles se déplacent ?
Nous allons aussi travailler avec les pôles de compétitivité littoraux et leurs entreprises adhérentes spécialisées dans le travail maritime, l'industrie de la pêche aquacole et les entreprises qui utilisent la diversité marine. Nous réaliserons auprès d’elles un travail de médiation sur le génome, et mettrons à disposition nos outils. Nous leur demandons également quelles espèces ils auraient besoin qu’ATLASea séquence afin d’en obtenir l'information génomique. L’idée sous-jacente est que les entreprises pourraient exploiter la diversité des génomes marins pour découvrir des enzymes, des molécules possédant de nouvelles activités, ou encore optimiser la sélection des espèces d’élevage.
Comment définir simplement ces « voies métaboliques » d’intérêt propres à certaines espèces ?
H R.C : La voie métabolique est la manière dont une cellule, comme une algue, qui capture des nutriments dans l'environnement et de l'énergie de la lumière, va utiliser ces molécules basiques comme le carbone, l'azote pour fabriquer des molécules plus complexes avec des cycles et des liaisons complexes, des chaînes longues, etc.
Fabriquer cette molécule complexe à partir d'atomes simples, nécessite des enzymes à chaque étape. La voie métabolique, c’est cette succession d'enzymes qui vont faire la synthèse de la molécule complexe.
Ce sont donc des réactions chimiques qui ont lieu dans la cellule réalisées par des protéines, des enzymes codées dans le génome. Obtenir celui-ci nous donnerait accès aux composants de cette voie et cette chaîne de synthèse, pour pouvoir la répliquer, la comparer, l’optimiser, et l’utiliser dans des domaines spécifiques. Par exemple, pour dépolluer des environnements, on pourrait utiliser des algues qui sont destinées à différents types de polluants en fonction de ce qu'elles savent métaboliser.
Avez-vous un exemple d’applications potentielles de certaines voies de synthèses chimiques originales ?
H R.C : De nombreuses entreprises utilisent déjà des enzymes pour des applications en médecine, en agriculture, dans l'industrie cosmétique, des pigments, pour dégrader des polymères, en fabriquer.
Par exemple, certaines entreprises innovantes cultivent des algues dans de gros réacteurs à terre pour en extraire des pesticides naturels, comme des antifongiques, qui sont donc bio-sourcés. Mais cultiver ces algues ainsi est très consommateur en énergie. Pouvoir accéder à la molécule produite par ces algues, par la « voie métabolique », ferait gagner énormément de temps et permettrait des économies d'échelle importantes. Ensuite, par des approches comparatives et évolutives, les génomes d’algues proches peuvent révéler contenir des molécules aux spectres d’action complémentaires, ciblant d’autres pathogènes. Le génome ne fournit donc pas seulement une base pour établir la « recette » pour fabriquer des molécules, mais aussi des liens vers des voies de synthèse proches, elles-aussi avec un potentiel applicatif. Mais pour cela il faut disposer du génome, et c’est ce à quoi s’attelle ATLASea.

Vasum turbinellus
Pouvez-vous expliquer en quoi il est important de connaître des génomes de référence par espèce pour protéger la biodiversité ?
H R.C : Une espèce qui est fragile est une espèce au sein de laquelle il n'y a pas beaucoup de diversité entre les individus. Plus il y a de diversité, plus on peut espérer que certains individus vont pouvoir s'adapter parce qu'ils ont des variations qui leur donnent un avantage, comme mieux résister à la chaleur, à un prédateur ou un pathogène. En revanche, si les espèces comportent peu de diversité de l’ADN entre les individus, ceux-ci seront affectés massivement à un changement, car ils y seront similairement vulnérables. Il est donc possible d’estimer la résilience des espèces grâce au génome. Mais pour cela, il faut disposer d’un génome de référence et ensuite prélever différents individus dans la population pour observer comment ils varient entre eux par rapport à cette référence. ATLASea fournit ces génomes « référents » à des chercheurs qui s’intéressent, dans le cadre de la biosurveillance, à l’écologie d'une espèce pour en estimer par exemple les potentielles chances de résister aux aléas. Ainsi, ATLASea se positionne aux étapes primaires de la prévention et de la protection de la biodiversité grâce aux outils de base dont il dote les communautés scientifiques.
Evénements à venir
Du 3 au 6 juin, ATLASea participera au congrès scientifique international One Ocean Summit organisé par le CNRS et l’Ifremer, qui aura lieu en amont de la 3ème conférence des Nations Unies sur les océans (UNOC) et qui réunira 2 000 experts du monde entier.
Puis du 7 au 9 juin, à une grande activité de médiation grand public au « Festival Sciences-sur-Mer, un Océan de savoirs » à Villefranche-sur-Mer
En savoir plus :
Des scientifiques réalisent un projet colossal de recensement génétique des espèces marines | lefigaro.fr
ATLASea, un atlas des génomes marins | arte.tv
Les grands fonds marins, nouvelle frontière du vivant
Un monde à part, étrange, méconnu, extrême : de quelle manière l’exploration des abysses et la découverte des sources hydrothermales profondes a bouleversé notre compréhension de l’océan profond ?
Marie-Anne Cambon : Si on se plongeait dans des livres d’école des années 1950, on y lirait encore qu’il n’y a pas de vie dans l’océan passé 200 mètres de profondeur. À l’échelle de l’histoire de la science, la découverte d’un monde possible dans les grands fonds, sans photosynthèse, est donc très récente.
C’est en 1977, lors d’une expédition en sous-marin au niveau de la dorsale des Galápagos pour vérifier la théorie de la tectonique des plaques, que des géologues ont découvert les premières sources hydrothermales profondes. Dans un environnement particulièrement hostile, toxique, rempli de fumée, ils ont observé avec stupéfaction l’existence de toute une communauté d’organismes vivants.
Cette date a complètement bouleversé le paradigme de la limite de la vie sur terre, à tel point que l’on peut parler de révolution culturelle, scientifique et biologique des concepts de vie et de possibilité de vie sur notre planète, et donc, par ricochet, sur d'autres planètes. Avec un peu d'eau, d'énergie, quelle que soit la forme énergétique, et des microorganismes, la vie est là, elle est possible !
En effet, en l'absence de lumière et donc de photosynthèse, les producteurs primaires, qui sont normalement des plantes en surface, sont remplacés par des communautés microbiennes qui se développent grâce à l'énergie chimique des éléments contenus dans les fluides hydrothermaux, ce que l’on appelle chimiosynthèse microbienne.
Quelles sont les spécificités des sources hydrothermales, observées dans les abysses au niveau des dorsales océaniques et caractérisées par un processus de réaction entre l’eau de mer profonde et le magma terrestre ?
M-A. C. : La zone photique, zone de surface des océans où la lumière pénètre dans l’eau et permet la photosynthèse, se situe entre zéro et 200 à 300 mètres de profondeur. Au-delà de 1 000 mètres on parle alors d’abysses, et jusqu'à 11 000 mètres pour la fosse des Mariannes, endroit le plus profond du monde.
Pour le projet LIFEDEEPER que je coordonne, nous nous trouvons entre 3 600 et 4 000 mètres de fond. La pression est extrême et l’obscurité totale. L'eau de mer est froide, les fluides sont très chauds. L'eau de mer a de l'oxygène, les fluides n'en ont pas du tout. Et au milieu de tout ça, la vie existe et elle grouille.
Cette vie est une source d’émerveillement continu. D’autant plus que les sources hydrothermales sont des sites naturellement pollués : ce sont des volcans permanents, dont les fluides comportent des métaux lourds, des gaz tels que l'hydrogène sulfuré ou le méthane, des produits toxiques pour la vie telle qu'on la conçoit en tant qu'êtres humains, organismes terrestres par excellence.
Pourtant, les animaux qui vivent dans les grands fonds marins sont parfaitement adaptés, complexes, avec de fortes biomasses.
L’exploration scientifique de zones situées à plusieurs milliers de mètres sous la surface de l’océan est un défi humain et technologique. Sur quels outils vous appuyez-vous ?
M-A. C. : Avec 3 800 mètres de profondeur moyenne, l'océan se cache bien de nous. On le connaît très mal. On l'a peu exploré et encore moins observé, que ce soit avec une caméra ou un œil humain.
Aujourd'hui encore, seule une très petite partie de la surface du sol marin, moins de 20 %, a véritablement été cartographiée. Et si l’on tente d’évaluer la surface réellement vue et étudiée, ce pourcentage se situe aux alentours de quelques pourcents.
Pour réaliser les cartographies, plusieurs outils peuvent être utilisés. Les images satellitaires ou les images de surface de l’eau permettent d’identifier les dorsales médio-océaniques, mais avec une faible précision. Pour obtenir des relevés plus détaillés, il est possible d’utiliser des méthodes de sondages acoustiques à partir de navires, néanmoins leur fiabilité diminue avec la profondeur.
Pour des relevés bathymétriques dignes des meilleures cartes routières terrestres ou géologiques, il est donc nécessaire de s’appuyer sur des robots sous-marins autonomes programmés en surface, ce qu'on appelle des AUV (autonomous underwater vehicle).
Ensuite, pour l’exploration, il est possible d’utiliser des ROV (remotely operated vehicles), des robots attachés avec un câble et pilotés depuis la surface.
Enfin, les sous-marins scientifiques habités, tels que le Nautile opéré par l’Ifremer, permettent d’aller au plus près des grands fonds marins.
Les modalités de découverte des grands fonds marins sont donc particulièrement complexes et il n’y a finalement qu’une poignée d'humains qui est en mesure de descendre voir ce qui se passe au fond de l’océan.
Dans le cadre du projet LIFEDEEPER, nous avons effectué plusieurs campagnes de plongées avec le Nautile. La dernière s’est déroulée en 2023 sur les sites TAG, Snake Pit, Pompéi et le nouveau site HYDRA ainsi que Puy des Folles. Pour étudier le fonctionnement in situ des communautés microbiennes et des symbioses, nous utilisons également de nouveaux outils de prélèvement développés juste avant le projet.
Quels sont les acteurs mobilisés dans le cadre du projet LIFEDEEPER ?
M-A. C. : Le projet LIFEDEEPER se déploie sur plusieurs axes de recherche, avec un souci constant de pluridisciplinarité. Il réunit 6 partenaires, l’Ifremer, qui porte le projet, Sorbonne Université, le CNRS, l’Institut de recherche pour le développement (IRD), le Muséum national d'Histoire naturelle et l’Université de Bretagne Occidentale (UBO) et regroupe une centaine de personnes dont près de 20 doctorants et post-doctorants.
Dans la mesure où nos études dépendent d’une activité en mer, avec un bateau et un sous-marin, et pour favoriser la transdisciplinarité et la dynamique collaborative, nous avons décidé de nous concentrer sur des objets de recherche partagés.
Biologistes, généticiens, géologues, anthropologues, juristes, etc., toutes les équipes étudient donc, chacune avec son propre vocabulaire, la même zone de la dorsale médio-Atlantique, pour laquelle l'Ifremer porte le contrat français d'exploration des grands fonds marins avec l'Autorité internationale des fonds marins (ISA-AIFM) et sur laquelle se situe le champ hydrothermal Trans-Atlantic Geotraverse (TAG) que nous étudions particulièrement.
Le projet LIFEDEEPER a débuté en 2022 et se terminera en 2028. Pouvez-vous nous en dire plus sur les principaux axes de recherche et sur les premiers résultats obtenus ?
M-A. C. : Parmi les thématiques de recherches comprises dans le projet LIFEDEEPER, un volet lie géologie, géochimie et microbiologie avec pour ambition de définir ce que sont des sites actifs ou inactifs. Sur cette question, les résultats de nos premières recherches ont démontré que certains sites dits « inactifs » et éloignés de la zone d’émission active de la dorsale présentaient des sorties de fluides, une activité microbienne forte et une biodiversité propre. Cette découverte ouvre de nouvelles perspectives de recherche sur la circulation des fluides sous le plancher océanique et remet en cause la notion de site inactif sur laquelle de nombreux acteurs souhaitent s’appuyer pour accélérer le développement de l’exploitation minière en eaux profondes.
Un autre volet s’attache à modéliser le panache hydrothermal et la dispersion des éléments biogéochimiques. Il s’agit d’un champ de recherche assez nouveau, dont les résultats suscitent une forte attente. Ils permettront aussi de mieux comprendre la connectivité entre des sites situés à plusieurs kilomètres les uns des autres et d’en savoir plus sur ce phénomène qui disperse non seulement les particules minérales, mais probablement aussi les larves et les communautés microbiennes.
L’étude des holobiontes, de leurs cycles de vie et des symbioses est également au programme des recherches du projet LIFEDEEPER. Un holobionte correspond à l’ensemble constitué d’un hôte et de son microbiote, c'est-à-dire des microorganismes qui lui sont étroitement associés (bactéries, virus, etc.). Les relations entre l’hôte et les microorganismes de son environnement sont appelées symbiose. Nous analysons les modes d’acquisition des symbioses, ainsi que la manière dont les animaux perçoivent leur environnement, leurs capacités de résilience, d'adaptation, de déplacement ou de colonisation.
Enfin, toute une partie du projet est consacrée au dialogue entre la science et la société et à la compréhension des mécanismes d'intégration de la science dans des préoccupations non scientifiques (militaires, géopolitiques, économiques). Cette question est toujours d'actualité et les scientifiques se sentent souvent pris au piège d'une urgence politique ou d'une inertie qui peut les empêcher de faire de la recherche dans de bonnes conditions. Des actions à destination du grand public et de l’éducation nationale seront également proposées.
La crevette Rimicaris exoculata est au cœur de vos recherches. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet animal emblématique des abysses ?
M-A. C. : Rimicaris exoculata est une crevette hydrothermale qui vit à plus de 2 000 mètres de fond. Elle se reconnait à la taille de sa tête, très grosse par rapport à son corps. Cette tête héberge des bactéries amies avec lesquelles elle est en symbiose et qui la nourrisse. Ces communautés microbiennes font le lien entre le monde abiotique, c'est-à-dire le monde minéral, et la vie, c'est-à-dire les animaux.
Les recherches menées au cours des trois dernières années sur la crevette Rimicaris exoculata nous ont permis d’aboutir à des avancées importantes sur la connaissance de son cycle de vie et de l'acquisition de la symbiose.
Les jeunes crevettes ont une taille de crevette classique quand elles arrivent sur site. Puis, au fur et à mesure de leurs métamorphoses au cours de leur croissance, la taille de leur tête augmente. Ce phénomène est concomitant avec la colonisation de plus en plus importante par les symbiotes et avec un changement de régime alimentaire. Il existe donc probablement une communication entre les microorganismes et l'animal. Cela joue sur son développement, sur l'installation de la symbiose et donc sur son mode de vie. Nous avons encore à découvrir un morceau de leur histoire. Car, en l’absence notamment de connaissances suffisantes sur les courants, la dispersion des larves reste un mystère.
D’autres animaux sont également étudiés, telles les moules hydrothermales, et nous allons débuter une recherche sur une nouvelle espèce de gastéropode, elle aussi symbiotique, découverte lors de notre dernière campagne de plongées.
Le projet LIFEDEEPER nous a aussi permis d’acquérir des connaissances sur la capacité sensorielle des animaux, qui leur permet de se repérer dans les grands fonds et de se développer.
Pouvez-vous nous donner des exemples de perspectives ouvertes par le développement des connaissances sur les communautés microbiennes et la symbiose ?
M-A. C. : Même si l’on connait encore très peu la biologie des abysses, la diversité que l’on découvre dans les grands fonds représente de nouvelles ressources biologiques et génétiques majeures, intimement liées aux liens entre microorganismes et animaux qui rendent la vie possible.
On s’est, par exemple, rendu compte que les microorganismes sont capables de communiquer entre eux via des systèmes appelés quorum sensing qui leur permettent, quand ils arrivent à une certaine densité, de bloquer ou réguler la division cellulaire. L’approfondissement de ces connaissances sur la division cellulaire pourrait donner lieu au développement de nouveaux médicaments.
De la même manière, un peptide antimicrobien découvert sur la crevette Rimicaris exoculata pourrait jouer le rôle de précurseur d’antibiotiques.
La poursuite de la recherche scientifique sur les grands fonds marins et les zones hydrothermales représente donc un intérêt majeur pour l’avenir de l’humanité. Quels seraient aujourd’hui les risques associés au développement de l’exploitation minière des fonds marins (deep-sea mining) ?
M-A. C. : Les spécificités de la temporalité de la recherche et de la démarche scientifiques doivent être rappelées pour que les scientifiques puissent acquérir les connaissances nécessaires à la prise de décisions politiques justes et mesurées.
Exploiter les grands fonds marins alors que nous n’en connaissons pas plus de 20 % serait prendre le risque de détruire ce qui est encore inconnu. Un risque d’autant plus important qu’il serait, en l’état actuel des savoirs, impossible d’en prévoir les répercussions sur l’ensemble de l’océan, tant les grands courants océaniques, les tempêtes, le brassage en continu des masses d'eau mettent tous les écosystèmes en interaction les uns avec les autres. Il n’existe pas de frontières et les océans ont beau être plus ou moins profonds, plus ou moins grands, tout finit par se mélanger.
En parallèle, nous manquons d’informations sur les technologies d’excavation. Ces informations sont pourtant nécessaires pour évaluer leurs impacts sur l’équilibre fragile des écosystèmes. On ne sait, par exemple, pas quels seront les appareils qui vont extraire les sulfures, les nodules ou les encroutements. On ignore également si l’extraction générera du bruit, de la lumière, des vibrations, de la pollution, etc.
Nos dernières découvertes sur les zones TAG que l’on imaginait inactives, mais qui finalement ne le sont pas, montrent à quel point il est primordial de respecter le principe de précaution et de rester humbles et prudents.
En ce qui concerne l’exploration des grands fonds marins, nous ne sommes pas au bout de nos surprises !
En savoir plus
Vidéo : Une scientifique réagit aux images de ces crevettes des abysses ! - Interview de Marie-Anne Cambon (source : Ifremer)
À la rencontre de la crevette des abysses (et de sa grosse tête) - The Conversation
40 ans dans les abysses avec le Nautile - Ifremer.fr
Dossier ANR : 20 ans et mille projets sur les mers
Illustration : Rimicaris exoculata sur le site TAG, BICOSE3-Nautile novembre 2011, au 1er plan une adulte et en arrière-plan des juvéniles (rouges) @Ifremer Nautile BICOSE3
MaHeWa : vagues de chaleur et ondes de choc dans les écosystèmes marins du Pacifique Sud
Si le grand public est désormais tristement accoutumé aux canicules « terrestres », estivales, et leurs cortèges d’aléas – incendies, mises en danger des personnes vulnérables - on sait encore peu de choses sur celles qui se trament sous l’océan. Notamment parce qu’elles concernent des variations de températures moins décelables à l’échelle humaine. Les canicules marines (CM) se définissent pourtant par des périodes de hausses de température très au-dessus des normales saisonnières à la surface des mers, de manière ininterrompue sur a minima cinq jours d’affilée, bien que certains épisodes puissent s’étendre sur plusieurs mois. Et cela est amplement suffisant pour déclencher une réaction en chaine de phénomènes physiques perturbant la vie marine. Le blanchissement massif des coraux, le déplacement ou la mortalité d’espèces côtières, ou encore la prolifération d'algues toxiques en sont quelques sinistres exemples.
Le projet Mahewa, porté par l’IRD et démarré en novembre 2024, s’attèle à une recherche transdisciplinaire sur ces canicules marines au sein des territoires français ultramarins ( Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna et Polynésie Française). Ces régions étaient particulièrement ciblées par l’appel à projets « Un océan de solutions » du PPR Océan et Climat, piloté par le CNRS et l’IFREMER dans le cadre de France 2030, dont MaHeWa est lauréat.
Comment ces phénomènes, passés et futurs, interagissent avec les milieux ? Comment est-il possible de prévoir, quantifier leur survenue et mesurer leurs impacts à des échelles variées : écologiques, socio-écologiques, économiques, socio-culturelles ? Ce socle de connaissances « scientifiques » des phénomènes devra ensuite permettre aux chercheurs impliqués dans le projet de penser et co-construire des solutions d’adaptation et d’atténuation des effets de ces épisodes, en lien direct avec les nombreux acteurs territoriaux concertés. La Province des Iles, la Province Nord, la Province Sud, la Direction des affaires sanitaires et sociales (DASS-NC) de la Nouvelle-Calédonie, la Direction des Ressources marines (DRM) en Polynésie Française, l’Agence de développement de la Nouvelle-Calédonie (ADECAL), Météo-France ainsi que des entreprises et des associations des territoires sont d’ailleurs signataires du contrat de Gouvernance du projet. De fait, ces épisodes vont voir leur fréquence et leur intensité augmenter de façon significative au cours des prochaines décennies, dans des territoires dont les populations sont par ailleurs extrêmement dépendantes de l’activité et des ressources marines, à divers niveaux (alimentaire, économique, touristique).
Un océan en surchauffe et des écosystèmes marins sous pression
Les canicules marines peuvent être générées par des phénomènes variés, naturels : elles peuvent être expliquées par des modes climatiques naturels comme El Niño, par des modifications des courants marins, ou des conditions atmosphériques anormales. Le réchauffement climatique d’origine anthropique explique par contre l’augmentation drastique de leur fréquence, de leur intensité, et tend à intensifier leurs manifestations.
Ces enjeux multilatéraux ont naturellement appelé à la construction d’un consortium transdisciplinaire impliquant climatologues, océanographes, biologistes, anthropologues et économistes de renommée internationale, basés en métropole et au cœur des terrains concernés. Sophie Cravatte, qui travaille quant à elle à Nouméa, au LEGOS, nous informe : « Le terme de « canicule marine » est assez récent. Il a été utilisé pour la première fois en 2013 pour qualifier un épisode inédit à l’ouest de Australie. Pendant une période d’un mois ou deux, les températures ont été très chaudes, entraînant des impacts très importants sur les écosystèmes des régions et sur la mortalité des espèces, le blanchissement des coraux. Depuis, la communauté scientifique s’est largement emparée de ce concept, devenu quasiment « à la mode ». ». Et pour cause, ces phénomènes extrêmes ne connaissent pas de frontières et sont largement répandus à la surface du globe avec des conséquences rapportées à la fois sur les écosystèmes marins, les sociétés et les économies. Même en Europe. Sophie Cravatte évoque notamment « la hausse de sept degrés dans l’Atlantique nord à l’été 2024 et la récente série de canicules marines ayant eu lieu en Méditerranée, avec des effets dramatiques sur les coraux, en particulier les gorgones. »
Mieux comprendre et appréhender les risques que ces canicules représentent s’impose donc comme une nécessité, pour aujourd’hui et demain. Sophie Cravatte précise que « d’après les observations récentes dans le Pacifique Nord, ceux-ci peuvent impliquer des déplacements de populations de poissons, la mortalité d’oiseaux marins, des échouages de mammifères sur les côtes, des impacts néfastes sur l’aquaculture... »
Tirer les leçons des canicules passées pour appréhender celles de demain
Comment s’articule l’ambition de MaHeWa ? Dans un premier temps, l’équipe s’attèle à identifier et comprendre la « physique » de ces épisodes au cours des trente dernières années, quels mécanismes les ont générés, dissipés ou maintenus. Cette compréhension se fait via des observations par satellites et des modèles numériques. Des modèles climatiques futurs vont ensuite tenter de déterminer de façon réaliste la typologie et la fréquence de survenue de nouveaux épisodes aux abords des régions du Pacifique sud, en vue de mieux évaluer les risques en matière de stress thermique. Sophie Cravatte évoque ainsi « un travail à grande échelle, au large de l’océan et à plus petite échelle, au sein des lagons, où l’on connait encore assez mal l’impact concret des canicules marines. Nous y déployons des capteurs pour documenter les liens entre l’impact des CM à l’intérieur des lagons, au plus proche des côtes et leur relation aux signaux relevés au grand large. »
Un deuxième axe du projet, porté par des écologues et biologistes, va porter sur plusieurs types d’impacts. D’abord, les experts vont étudier – en laboratoire et sur le terrain - la sensibilité et l’adaptabilité des coraux aux canicules marines, notamment les risques de blanchissement et le seuil de stress thermique « bascule » entraînant celui-ci. Mais également les facteurs, génétiques, métaboliques ou alimentaires favorisant la protection, la résilience et la régénération de certains coraux. Bien identifier les colonies de coraux résilients et d’autres plus vulnérables permet ainsi de cartographier les zones à risques, notamment pour que les gestionnaires adaptent leurs actions de conservation.
Une deuxième étude porte sur l’impact des CM sur les espèces exploitées en aquaculture mais aussi celles concernées par la pèche vivrière, c’est-à-dire destinée à une consommation locale et familiale. Sophie Cravatte poursuit : « Nous travaillons de manière hybride du terrain au laboratoire. En collectant des espèces, par exemple des espèces au stade larvaire et d’autres adultes auxquelles sont soumis des stress thermiques, nous observons les seuils au-delà desquels celles-ci sont affectées de manière notable, dans leur survie ou leur développement normal. En Polynésie, ces études vont concerner également les huitres perlières, vivier de l’économie locale, mais aussi des bénitiers cultivés pour leur consommation et divers types de poissons ». Une fois ces tests effectués en laboratoire, ceux-ci seront transposés en lagon dans des « mésocosmes », permettant d’étudier ces variations thermiques en milieux naturels semi-contrôlés.
Canicules marines et coraux : des organismes chauffés à blanc
Les récifs coraliens sont les plus importantes structures terrestres fabriquées par des organismes vivants. Ils constituent le lieu de vie de 25 % de la biodiversité sous-marine. On estime que 500 millions de personnes en dépendent sous diverses formes (protection contre les submersions, ressources de pêche, économie, attractivité touristique etc.).
Sous stress thermique aigu et prolongé, ces organismes vivants constitués de polypes, expulsent les zooxanthelles symbiotiques, les algues à l’origine de leurs couleurs, qui leur fournissent de l’oxygène et des nutriments et avec lesquelles ils vivent en symbiose. Le blanchissement ne signe pas forcément la mort des coraux mais provoque assurément leur affaiblissement, notamment face à d’autres aléas, le ralentissement de leurs croissance et reproduction. Cependant, le phénomène peut être inversé, en particulier par le retour des zooxanthelles en leur tissu.
Au Printemps 2025, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) a confirmé que la Terre traverse un nouvel événement mondial de blanchissement des coraux qui s’avère être le quatrième depuis le début des relevés en 1985, et le deuxième depuis dix ans. Avec des zones affectées de manière globale. La NOAA informe ainsi : « Du 1er janvier 2023 au 20 mai 2025, un stress thermique de type blanchissement a touché 83,8 % de la superficie mondiale des récifs coralliens, et un blanchissement massif des coraux a été constaté dans au moins 83 pays et territoires. L'épisode mondial actuel de blanchissement corallien est le plus important à ce jour. Le précédent record datait du troisième épisode mondial de blanchissement corallien, survenu entre 2014 et 2017, lorsque 68,2 % de la superficie mondiale des récifs coralliens avaient subi un stress thermique de type blanchissement. Les premier et deuxième épisodes mondiaux de blanchissement corallien ont eu lieu respectivement en 1998 et 2010. »
Et ces bouleversements thermiques génèrent des répercussions notables sur la biodiversité marine, l’accès et la sécurité alimentaires, l’économie… Sans compter les autres menaces d’origines anthropiques qui pèsent sur les récifs : pollution, surpêche, urbanisation, tourisme de masse, acidification des océans, prédation par des organismes corallivores…
Dans son rapport « L’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique » en date de 2019, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) évoquait de son côté une extinction prévisible de 70% à 90% des coraux avec un réchauffement à 1,5°C, hausse préconisée par le rapport, contre 99% à 2°C. Le 6ème rapport du GIEC rappelle par ailleurs que « si les politiques et les engagements climatiques actuels ne sont pas tenus, les températures augmenteront de 3,2°C d’ici 2100. »

Corail en voie de blanchissement © Magali Boussion, IRD
Au-delà du lagon, des enjeux sanitaires sur la terre ferme
Mais les risques des canicules marines ne se cantonnent pas aux espèces marines. Elles impactent l’ensemble de la chaîne alimentaire, y compris l’homme. Le réchauffement de la mer peut en effet conduire à la prolifération d’algues potentiellement toxiques, broutées par les poissons herbivores eux-mêmes consommés par des poissons carnivores. Ces derniers, une fois péchés et consommés par les humains, les contaminent des biotoxines accumulées en leur chair.
MaHeWa va particulièrement étudier le cas du risque d'intoxication alimentaire à la ciguatera ou la « gratte », grâce à la même approche multi-échelles « du laboratoire au lagon ». Cette maladie trouve son origine dans l’efflorescence de l’algue Gambierdiscus toxicus, qui colonise les coraux morts. Une fois ingérées par l’homme, les toxines peuvent attaquer le système nerveux périphérique, occasionnant picotements, démangeaisons, engourdissements, inversion de la sensibilité chaud-froid, ou central (pertes d’équilibre, fatigues chronique, dépressions, céphalées), mais également du prurit.
Les chercheurs de l’IFREMER et de l’institut Louis Mallardé, spécialistes internationaux de la gratte impliqués dans le projet, travaillent à mesurer la réponse de ces algues et l’impact de leur toxicité à différents seuils de températures, en parallèle de l’observation des biotoxines présentes au sein des poissons. Ces seuils, pouvant paradoxalement conduire à la prolifération des algues ou à leur disparition, sont encore mal connus. Ils permettraient pourtant, là aussi, d’envisager différents scénarios en vue d’une adaptation des comportements et d’une régulation de la consommation de poissons en fonction des occurrences d’intoxications massives. Signe de l’évolution climatique : la maladie, endémique des régions de l’Océan Pacifique, Océan Indien et des Caraïbes, commence à toucher des zones tempérées antérieurement épargnées comme la Nouvelle-Zélande. De même, par période de CM, d’autres types de bactéries, comme les vibrios, pathogènes pour les humains, peuvent proliférer.

Des chercheurs de l’IFREMER posent des capteurs passifs pour collecter les micro-algues benthiques © IFREMER
Comprendre les impacts passés, présents et futurs sur les sociétés insulaires
Pour Sophie Cravatte, « malgré des évacuations sanitaires liées aux poussées de ciguatera, les déclarations de cas de cette maladie sont encore limitées. Notamment car les réponses des populations peuvent s’avérer ancrées dans des traditions ancestrales. Les Kanaks se soignent traditionnellement avec des plantes ou du faux tabac par exemple ». Cet aspect de savoir traditionnel est envisagé dans un axe du projet visant à comprendre la vulnérabilité des sociétés insulaires face aux canicules marines à travers le travail conjoint d’anthropologues, géographes, sociologues et économistes. Ceux-ci s’attachent à mieux appréhender la valeur marchande et non marchande du milieu marin pour les différentes populations des îles. Leur travail cherche également à évaluer la dépendance des populations aux ressources marines et donc les risques encourus en cas de mortalité massive d’espèces. « Nous étudions également les manières dont les populations ont traditionnellement réagi à des canicules passées, à travers des enquêtes de terrain. Parfois, elles relativisent leur gravité et les perçoivent comme des phénomènes cycliques. Or, il nous incombe de les informer que leur fréquence va considérablement augmenter à l’avenir » ajoute Sophie Cravatte.
D’autres collaborations étroites avec les divers usagers des territoires marins vont être nouées dans le cadre du projet. Une ferme corallienne soutenue par l’action Territoires d’innovation de France 2030 va par exemple être mise en place à Lifou en Nouvelle Calédonie. Elle accueillera du public pour des actions de sensibilisation autour de la restauration récifale. C’est la philosophie du projet MaHeWa : faire en sorte que les populations s’emparent du projet pour faire perdurer ses ambitions, au-delà de son déploiement sur quatre années.
Un océan de solutions innovantes
A ce titre, MaHewa interviendra dans la production d’outils d’aide à la décision pour les gestionnaires et de limitation des risques : « Les premières « solutions » que nous tentons de mettre en place sont des outils d’alerte, co-créés avec Météo France et Mercator Océan International, qui produisent des prévisions de canicules océaniques. Nous allons produire des bulletins d’alertes à diffuser aux populations en cas de canicule. En parallèle, nous organisons des ateliers d’intelligence collective avec des associations de la société civile, des observateurs bénévoles, des pêcheurs, les maires, et des responsables politiques, gestionnaires des milieux marins et de la santé. L’idée est de simuler la survenue d’une canicule afin de mettre en place un protocole opératoire, de surveillance, de fermeture de zones, de restrictions de la pêche etc. » Les premiers ateliers ont eu lieu ce Printemps, simulant une hausse de température de deux degrés au-dessus des moyennes de saisons relayée via un faux bulletin d’alerte.

Atelier d'intelligence collective de mars 2025 organisé à Nouméa © Jean-Michel Boré, IRD
Une deuxième action, à plus long terme, consistera à cartographier les régions vulnérables. Concernant la ciguatera, le projet va déployer l’outil « Ciguawatch », une plateforme sur laquelle les personnes pourront déclarer les régions où des poissons gratteux ont été péchés. « Concrètement, nous nous rendons sur le terrain, dans les dispensaires pour acculturer et former les habitants à l’utilisation de cette plateforme ».
Enfin, le projet permettra de tester des solutions et techniques innovantes de restauration coralienne. « Nous allons accompagner les initiatives de restauration (comme celles de la ferme corallienne de Lifou) pour améliorer les techniques en sélectionnant les espèces de coraux les plus résistantes, les nourrir ex situ et indiquer les zones à restaurer. Une deuxième solution testée consiste à « stresser thermiquement » de jeunes espèces exploitées de manière répétée, afin de leur permettre de gagner en résistance. Une dernière solution testée par le projet consistera à tester le concept d’herbivorie et d’aquaculture restaurative, en introduisant davantage de poissons herbivores dans certaines zones à risques afin d’y endiguer la prolifération d’algues. Cela sera testé en lien avec les populations locales » explique Sophie Cravatte.
La physicienne rappelle enfin que les « coraux de la Nouvelle Calédonie ont heureusement pour l’heure été épargnés. Un épisode en 2016 a touché près de 87% dont 70 % se sont naturellement restaurés après le refroidissement de l’océan. On pense que seuls 25% des récifs se sont dégradés. En 2023 et 2024, lors de l’épisode de blanchissement mondial (cf encadré), seules quelques petites fractions de récifs ont été blanchies. La situation n’est donc – pas encore – dramatique. C’est justement pour cela que MaHeWa est utile, dès aujourd’hui. Les coraux de Polynésie sont par ailleurs en bien moins bonne santé. »
En savoir plus :
« Pêche et biodiversité dans l’Océan indien » (Bridges) : un programme de recherche pour penser et coconstruire des usages durables et équitables des ressources marines
Pouvez-vous nous présenter votre parcours et les enjeux du programme Bridges ? Quels sont les terrains sur lesquels vous travaillez ?
Joachim Claudet : Ecologue de formation, je travaille à l’interface des sciences naturelles et des sciences humaines. On pourrait ainsi définir ma discipline en tant que « science de la durabilité ». Celle-ci porte sur la manière la plus efficace de concilier la conservation de la biodiversité et les usages humains qui en dépendent. Le plus gros de mon travail est donc d’identifier des solutions dites « gagnant-gagnant ».
Emmanuelle Roque : Je suis pour ma part chercheure à l’IFREMER, mes travaux portent sur les interactions entre les organismes aquacoles et leur environnement. Je coordonne deux axes de recherche sur la problématique du plastique et leur impact en aquaculture dans le sud-ouest de l’océan indien. Je suis également référente thématique pour la direction scientifique de l’IFREMER sur l’Outremer. C’est à ce titre que je codirige le programme de recherche BRIDGES.
J. C. : Concernant les ambitions et le contexte dans lequel s’inscrit le PEPR, notons tout d’abord que le sud-ouest de l’Océan indien constitue un hotspot mondial du changement climatique. Parmi les multiples manifestations en cours : élévation du niveau de la mer, changement des écosystèmes, accélération de l’acidification de l’océan, des régimes de précipitations perturbés, événements météorologiques extrêmes et déplacements massifs de populations de poissons… Par ailleurs, l’un des événements considérés les plus à risque sécuritaire pour les populations de cette zone est l’évolution – à la baisse - des stocks de pêche. Ce risque a été identifié par le ministère des Armées comme un risque sécuritaire supérieur à celui de la piraterie par exemple. Bridges s’attache donc à proposer des solutions d’adaptation des pêcheries au changement climatique, en améliorant la gouvernance et la gestion commune des pêches tout en conservant mieux la biodiversité afin que les écosystèmes soient plus résilients. Les actions phares du programme sont ainsi des « outils de gestion spatialisée (OGS) » qui permettent de mettre des territoires en réseaux et donc de travailler de manière spatialisée. Ceux-ci peuvent par exemple inclure : les aires marines protégées (AMP) dont la priorité est la conservation de la nature ou encore des fermetures saisonnière ou permanente d’un lieu de pêche, pour la protection d’une population de poissons. Cela est d’autant plus pertinent étant donné que les objets de recherche du programme sont des « socio-écosystèmes » : des territoires sur lesquels il existe une très forte interaction entre les sociétés humaines et la nature. Ils comprennent les relations entre les personnes, les communautés et les écosystèmes, leur interdépendance et leur coévolution. BRIDGES étudie deux types de socio-écosystèmes : ceux associés aux ressources récifales (poissons, invertébrés…) et leurs habitats associés (récifs coralliens, herbiers, mangroves…) et interfaces (bassins versants et domaine hauturier) qui concernent la petite pêche côtière, principalement la pêche artisanale. Et les socio-écosystèmes associés aux ressources de grands pélagiques (thons et espèces accessoires) et habitats associés côtiers et hauturiers, concernés par la pêche au large, artisanale à industrielle.
E. R : Actuellement, près de 200 personnes (chercheurs, doctorants, post doc, partenaires régionaux) travaillent sur le programme et sont répartis sur les six sites d’études (sites « ateliers) à la fois français et étrangers : La Réunion, Mayotte, les Comores, le Mozambique. L’intégration d’un site d’étude à Madagascar est actuellement en cours de discussion avec les autorités et les partenaires. D’autres chercheurs impliqués travaillent depuis l’Hexagone. Un des grands objectifs du programme est aussi de d'aider à construire une nouvelle génération d'acteurs via un important volet de partage de compétences et de formation dans la région. Il s’agira aussi de démontrer au cours du programme que le développement et le bien-être économique, social et alimentaire, dépendent d'écosystèmes en bonne santé.
Nous espérons accompagner des changements de pratiques des acteurs à travers des ateliers participatifs. Plus qu'une recommandation, c'est davantage une manière de montrer, par l’exemple, le bénéfice de changement de certaines pratiques.

Pouvez-vous nous présenter votre consortium ? Quels sont les acteurs et décideurs avec lesquels le programme est amené à interagir ?
J.C. : Le programme est copiloté par le CNRS, l’Ifremer et l’IRD, auxquels s’ajoutent de nombreux partenaires académiques : Météo France pour l’expertise climatique, l’IRIS pour l’expertise géopolitique, le Muséum national d’histoire naturelle pour leur expertise sur la biodiversité, les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), l’Université de La Réunion et l'Université de Mayotte qui sont clés dans la région, comme les universités au Mozambique et aux Comores.
Lors de notre lancement scientifique qui a eu lieu à La Réunion en septembre 2024, nous avons pu réunir un réseau élargi et en construction d’acteurs clés de la région. Parmi eux, on pense à la Western Indian Ocean Marine Science Association (WIOMSA) et à la Western Indian Ocean Marine Protected Areas Professionals Network (WIOMPAN), à l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) et la Commission de l’océan Indien (COI). Et bien sûr des gestionnaires des aires protégées de la région, de la Réserve naturelle marine de La Réunion, du Parc naturel marin de Mayotte avec l’OFB OI, du Parc national de Mohéli par exemple. Enfin, nous avons compté avec la présence d’acteurs clés du territoire réunionnais parmi lesquels la Région Réunion, l’Institut Bleu, la CRPMEM, Réunimer, le CITEB . Sur cet événement, nous avons compté près de 170 participants, dont 57% sont résident dans la région sud-ouest de l’océan Indien.
Le programme compte aussi avec des partenaires académiques français comme l’Université de Bretagne occidentale, l’Université de Nantes, Aix Marseille université, l’INRAE, l’Université de Montpellier.
Concrètement, quels sont les différents axes de recherche du programme ?
J.C. : Le programme est constitué de 6 projets ciblés, deux volets structurants et transverses, ainsi qu’un important volet de communication et valorisation.
Un premier projet vise à mieux connaitre les acteurs de la gouvernance maritime et à analyser les tensions et divergences dans la planification de l’espace littoral et marin. Il s’agit également de coconstruire des dispositifs participatifs et proposer des principes de gestion adaptés aux terrains d’études (BRIDGES CO-CONSTRUCTION).
A travers BRIDGES RESILIENCE, on va se concentrer sur les interactions entre l'Homme et la Nature, en particulier dans les communautés dépendantes de la petite pêche. A nouveau, des approches participatives seront utilisées pour co-construire des solutions innovantes avec les communautés locales.
Un projet nommé BRIDGES AVATAR va quant à lui créer les outils numériques qui permettent de produire des scénarios quantitatifs des évolutions des systèmes pour guider les ateliers participatifs et la démarche globale de BRIDGES. Tous ces outils, qu'ils soient quantitatifs ou qualitatifs, ont besoin de données pour fonctionner. C'est là qu’intervient le projet BRIDGES OBSERVATION qui vise à créer des observatoires de nos sites d'études, que nous souhaitons pérennes. Le projet a pour but de collecter des données, les partager, les traiter en temps réel. Données qui permettront d'informer la gouvernance adaptative des socio-écosystèmes de la pêche.
Ensuite, BRIDGES INFORMATION est un projet de support qui créé les systèmes d’informations dont on a besoin dans le domaine.
Enfin, BRIDGES IMPACT vise à mesurer l’impact du programme BRIDGES sur la société, les changements transformateurs en œuvre.
A quelques mois du lancement scientifique, où en êtes-vous dans l’avancée des travaux dans les sites ateliers ?
E. R : Pour le moment nous sommes dans la phase de préparation. Une des premières étapes cruciales est l'identification de l'ensemble des acteurs de la zone, bien au-delà de la sphère académique et institutionnelle, cela implique toutes les parties prenantes : les gestionnaires, les réseaux de professionnels, les ONG, les associations, etc. et des réseaux d’acteurs existants et pour identifier les éventuelles nouvelles connexions à créer.
Un second chantier fondamental est l’identification de toutes les données disponibles dans la Région et donc des données manquantes pour répondre aux questions abordées par le programme. Pour chacun des sites, nous avons lancé des groupes de travail pour démarrer cette co-construction localement.
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque des « conflits d'usage » ou « pressions » d’usage liés à la pêche dans la région ?
E. R : Ne serait-ce qu’en terme de « pression », il faut noter que quasiment 10 % de la population du sud-ouest de l'océan Indien est employé par le secteur de la pêche en mer. Une importante partie des débarquements de pêche de la zone permettent dans certains pays de nourrir la population locale, comme c'est le cas à Madagascar par exemple. La pêche durable revêt donc un enjeu capital, ne serait-ce que pour assurer la survie des populations. Elle est en effet la principale source de protéines des populations côtières. L’état des écosystèmes lagunaires joue ainsi un rôle clé dans l'équilibre de ces socio-écosystèmes.
J. C. : Sans oublier bien évidemment la pêche informelle, vivrière, la pêche de subsistance qui sont extrêmement importantes dans cette zone. Des conflits peuvent ainsi émerger entre pêche artisanale et pêche industrielle, entre pêcheurs de subsistance et pêcheurs commerciaux. Et des compromis sont à trouver entre zones protégées et zones exploités.
F. M : En plus de cela, il existe une pêche illégale, notamment chinoise, qui impacte forcément les stocks des pays riverains. Ce sont dans tous les cas des zones sensibles au niveau géopolitique. Le Canal du Mozambique, par exemple, est connu pour les pirateries et les conflits maritimes. Ces tensions doivent être prises en considération dans nos cas d’étude. Celles-ci s’ajoutent à toutes les pressions, qu'elles soient environnementales, climatiques ou humaines qui fragilisent les socio-écosystèmes. Nous allons essayer de la documenter du mieux possible car il y a un grand déficit de données disponibles à l’heure actuelle dans ce domaine.
Les enjeux du programme sont très hétérogènes. Cela implique-t-il une composition interdisciplinaire du consortium, intégrant des politologues, spécialistes de relations internationales par exemple ?
F. M : Assurément. Des géographes, des chercheurs en sciences humaines et sociales qui ont des expertises sur les notions de gouvernance, de réseaux de gouvernance, d'interaction entre les acteurs, sont impliqués. L’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) est partenaire du projet et travaille beaucoup avec les armées.
Ces chercheurs aux profils très diversifiés sont indispensables, leurs disciplines couvrent les différentes échelles, de la biologie des espèces jusqu'aux écosystèmes, en incluant les populations, donc des biologistes aux anthropologues. Mais également des personnes capables de comprendre nos outils de gestion spatialisée. Et, bien sûr, des experts dans divers secteurs relatifs aux écosystèmes, ce qui inclue l’économie, les sciences sociales. La force de ce programme, c'est de réunir toutes ces compétences.
Quelles sont les actions de formation, dissémination, communication mises en place pour former cette nouvelle génération d’acteurs ?
J.C. : La première action a été le grand lancement scientifique qui a lieu durant une semaine entière en septembre 2024 à La Réunion.
En 2025, nous aurons une importante intervention au symposium du WIOMSA (Western Indian Ocean Marine Science Association), organisé fin septembre à Mombasa, Kenya où nous tiendrons un stand, ainsi qu’une session spéciale.
Tout au long de l’année, nous organisons, des jeux sérieux, scénarios participatifs, une newsletter, des ateliers participatifs impliquant les décideurs… C’est un grand challenge du programme : mettre en place des méthodes de travail et de construction dans la durée, pour accompagner des transformations. Et non pas arriver à la fin du programme avec des messages ou des publications scientifiques, uniquement descendants.
Côté formation, nous allons mettre en place des grappes de thèses, créer un Master régional Océan Indien : il s'agira d'étendre les activités du Master Biodiversité et Ecosystèmes tropicaux - UFR Sciences et Technologies (BEST-ALI) de l'Université de La Réunion à Mayotte afin que les étudiants aient des expériences de terrains croisées. Nous avons également un programme de bourses intégré afin de financer deux étudiants par an, et un programme d’écoles de terrain pour les élèves du master.
Comment définir simplement la justice environnementale qui fait partie des thématiques importantes du programme ?
J.C. : Au sein de BRIDGES nous travaillons à faire progresser l'équité sociale, qui va au-delà de la justice, dans les secteurs océaniques d'intérêt pour l'eau : la conservation, la pêche, l'adaptation au changement du climat. Car ce que l’on a pu montrer c’est que lorsque les programmes d'adaptation au changement climatique et les programmes de développement, en particulier de gestion des pêches, ne prenaient pas l'équité en considération, ils avaient très souvent un impact négatif sur les communautés. Donc dans tout ce que nous allons proposer, nous allons considérer l'équité, sous différentes formes. L’équité de reconnaissance, ou interactionnelle, consiste à reconnaître les différents acteurs qui doivent participer aux processus de décision ; l'équité procédurale consiste à mettre en place les mécanismes au travers desquels les acteurs pourront prendre part à la décision. Ensuite l'équité distributive consiste à s'assurer que lorsqu’est mis en place, par exemple, un programme de gestion des pêches, les bénéfices, mais également les coûts sont équitablement distribués. Le problème, c'est que ce sont souvent les communautés les plus marginalisées sur lesquelles incombent les coûts de toutes les interventions d'adaptation, et il faut que cela change.
Par exemple, si une aire marine protégée interdit la pêche dans une zone où les communautés n'ont pas d'autre endroit à pêcher alors qu’ils dépendaient grandement de celle-ci comme source d'approvisionnement en nourriture et/ou de de revenus, c'est problématique. Soit cela crée une perturbation dans ces communautés et les oblige à perdre une source de revenus ou de subsistance. Soit la protection ne sera tout bonnement pas respectée. C’est en cela que les politiques de durabilité doivent identifier des solutions qui soient gagnant / gagnant avec des synergies entre la nature et les communautés. Cela ne veut pas dire que nous ne proposerons pas des aires marines protégées où la pêche est éliminée, mais que nous le ferons de manière, nous l'espérons, intelligente et surtout équitable.
En savoir plus :
La page du programme sur le site de l’ANR : Pêche et biodiversité dans l’océan Indien (BRIDGES)
PEPR Bridges : pour une gestion durable des ressources marines de l'océan Indien | enseignementsup-recherche.gouv.fr
20 ans et mille projets sur les mers | Dossier ANR
A Nice, l’ANR dresse son bilan de vingt ans de recherche pour l’océan
Le 4 juin, lors d’un Town hall de l’OOSC dédiée au financement de la recherche comme outil d’accélération de la mise en œuvre de la Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021–2030), l’ANR a présenté son 20e Cahier consacré à 20 ans de recherche sur l’océan. Comment ce Cahier a-t-il été reçu ?
Anne-Hélène Prieur-Richard : Notre ambition, à travers ce 20e Cahier, était de mettre en lumière deux décennies de soutien à la recherche sur l’océan en insistant sur la richesse, mais aussi la complémentarité des instruments de financement de l’ANR. En 20 ans, nous avons soutenu près de 1 100 projets liés à l’océan, couvrant des thématiques très diverses, allant de la biodiversité marine aux effets du changement climatique, en passant par les pollutions ou les dynamiques socio-écologiques. Ce Cahier est aussi une première dans la mesure où il propose une véritable analyse d’impact de nos financements, non seulement en termes de production scientifique, mais aussi d’innovation et d’impact sur les politiques publiques. Il ressort, par exemple, que 36 % des publications issues de projets financés par l’ANR ont été reprises dans des documents de soutien aux politiques publiques internationaux ou nationaux, en France ou dans d’autres pays du monde. C’est un indicateur fort de leur utilité pour éclairer les décisions. Ce document a d’ailleurs été très bien accueilli à l’OOSC, notamment parce qu’il donne une vision globale et cohérente des communautés de recherche impliquées dans ce domaine. Il montre le dynamisme de la recherche française dans ce domaine large de recherche non seulement au niveau national mais également international. A titre d’exemple, aujourd’hui près d’un quart des projets financés par l’ANR sont des collaborations internationales.
Quel était l’objectif de ce Town hall ?
A-H. P-R. : Le Town hall organisé lors de l’OOSC avait pour but de montrer d’une part les synergies existantes entre des financements de la recherche à différents niveaux, et d’autre part l’importance et la valeur ajoutée de mesurer l’impact de ces financements, à l’image du Cahier Océan. Cette session s’est tenue, avec Claire Giry, Présidente-directrice générale de l’ANR, et Maurice Héral, responsable scientifique océan à l’ANR, aux côtés de Margherita Cappelletto, du ministère italien des universités et de la Recherche et coordinatrice du Sustainable Blue Economy Partnership (SBEP), d’Elisabetta Balzi de la Commission Européenne, de Jyotika Virmani, directrice exécutive de l'Institut Schmidt de l'océan (Etats-Unis), de Deborah Prado, chercheuse à l’Université fédérale de São Paulo, et d’Alison Clausen, coordinatrice adjointe de la Décennie de l’Océan (IOC / Unesco). Ces échanges ont mis en évidence les besoins de collaboration à la fois au niveau européen, à l’image du Sustainable Blue Economy Partnership (SBEP) et de la Mission "Régénérer notre océan et nos eaux", et international, comme le Belmont Forum, afin de comprendre et proposer des options de gestions des écosystèmes marins nécessitant à la fois des projets de recherche locaux et globaux. L’ensemble de cette recherche et collaboration entre partenaires académiques et également avec des partenaires non-académiques permettent de répondre aux lacunes de recherche identifiées par la Décennie de l’Océan.
Justement, l’ANR est engagée dans plusieurs initiatives européennes et internationales, comme le Belmont Forum dont vous assurez la co-présidence. L’appel à projets “OCEAN 2 : Vers l'océan que nous voulons : biodiversité et durabilité des écosystèmes pour la nature et le bien-être humain”, qui a été annoncé lors du forum de la Décade pour les sciences océaniques à l’UNOC-3, insiste sur la co-construction et une approche transdisciplinaire. Pourquoi la coopération transnationale est-elle fondamentale ?
A-H. P-R. : Les défis auxquels l’océan fait face — qu’ils soient climatiques, écologiques ou sociétaux — dépassent largement les frontières nationales. La coopération transnationale permet de mutualiser les expertises, de comparer des situations dans des contextes géographiques variés, et donc de produire des connaissances plus robustes et des options d’opérationnalisation. C’est tout l’enjeu du Belmont Forum, un partenariat international que je co-préside pour l’ANR et qui réunit 32 agences de financement. Ensemble, nous avons lancé plusieurs appels à projets, dont “OCEAN 2 – Vers l’océan que nous voulons”, annoncé pendant l’UNOC-3. Ce nouvel appel vise à financer des projets transdisciplinaires associant scientifiques, décideurs, acteurs de terrain, ONG… afin de co-construire des connaissances et des solutions pour la gestion et la durabilité de la biodiversité marine.
Dans le cadre du précédent appel, OCEAN 1, je pense par exemple au projet COAST, qui s’intéresse à l’impact combiné du changement climatique et de l’urbanisation sur des zones côtières sensibles comme la mer Noire, la mer Rouge, les estuaires du Paraguay et de l’Uruguay ou encore la mer de Kara. L’idée est de comprendre comment ces zones vont devoir s’adapter à l’élévation du niveau de la mer et à la pression croissante des activités humaines. Ce type de recherche n’a de sens que dans une dynamique de coopération internationale, car les contextes sont différents, mais les enjeux souvent comparables. Cela permet d’identifier à la fois les solutions généralisables et celles qui doivent être adaptées localement.
A l’issu de l’OOSC, des recommandations scientifiques ont été formulés sur des enjeux prioritaires comme la lutte contre la pollution plastique, la restauration des écosystèmes marins ou la règlementation de la pêche illégale. Quels messages retenez-vous de cet événement ?
A-H. P-R. : Ce qui me paraît fondamental, c’est que pour la première fois dans l’histoire des conférences des Nations unies sur l’océan, un congrès scientifique a été organisé en amont – par le CNRS, l’Ifremer, et avec le soutien de l’ANR. Cela traduit une reconnaissance accrue du rôle que joue la science pour éclairer les décisions politiques, en particulier dans le cadre de l’UNOC-3. Les dix recommandations issues de l’OOSC sont le fruit d’un an de travail coordonné par un comité scientifique international. Elles visent directement les grands enjeux environnementaux : protéger et restaurer les écosystèmes marins, stopper l’exploitation destructrice des grands fonds, éliminer la pollution plastique ou encore renforcer les connaissances transdisciplinaires pour appuyer les politiques publiques. Des projets de recherche financés par l’ANR abordent déjà certains de ces défis, comme les effets de l’acidification de l’océan sur les espèces calcifiantes (coraux, mollusques...), ou les leviers d’une pêche durable pour construire des systèmes alimentaires sûrs et équitables. Le congrès a également mis en avant trois mesures urgentes : protéger 30 % de l’océan, soutenir une économie bleue régénérative, et sortir progressivement des énergies fossiles. C’est un message fort et clair : il faut agir, et vite, en s’appuyant sur la science.
L’ANR a aussi profité de cette séquence pour annoncer un nouvel appel dans le cadre du Partenariat pour une économie bleue durable. De quoi s’agit-il exactement ?
A-H. P-R. : Cet appel s’inscrit dans le cadre du Sustainable Blue Economy Partnership (SBEP), un partenariat du programme Horizon Europe qui rassemble 36 organisations de financement, dont l’ANR. L’objectif est ambitieux : accompagner la transition vers une économie bleue qui soit à la fois durable, productive, compétitive et compatible avec la neutralité carbone à l’horizon 2030, tout en préservant un océan en bonne santé à l’horizon 2050. Concrètement, cela signifie soutenir des projets qui explorent, par exemple, les synergies possibles entre les usages : comment combiner des éoliennes offshore avec des activités d’aquaculture ou des actions de restauration écologique ? Comment rendre la pêche plus durable grâce à des engins plus sélectifs ou au recyclage des produits de la mer ? Le partenariat agit aussi comme un levier pour renforcer la participation des équipes françaises aux projets européens, en lien avec les priorités du Green Deal, et pour faire entendre les besoins et les priorités de la recherche nationale au niveau européen.
Un autre sujet important abordé lors de l’UNOC-3 a été celui des sargasses, notamment dans le cadre du Forum des îles. Comment l’ANR s’est-elle saisie de cette problématique ?
A-H. P-R. : Les échouements massifs de sargasses constituent un défi écologique, sanitaire et économique majeur pour les territoires caribéens. L’ANR a été proactive dès 2019 en lançant, avec plusieurs partenaires (ADEME, collectivités d’Outre-mer, agences brésiliennes...), un premier appel à projets SARGASSUM. Celui-ci visait à mieux caractériser les espèces de sargasses, développer des outils de prévision des échouements, étudier leurs impacts et imaginer des modes de valorisation. Ce premier appel a permis de financer 12 projets, avec des avancées importantes. On a notamment pu identifier une cause majeure sur l’origine de la prolifération : un événement climatique exceptionnel en 2010 (oscillation nord-atlantique + vents d’ouest) aurait modifié leur trajectoire, les poussant vers des zones plus favorables à leur croissance. Un deuxième appel, lancé en 2021 avec la coopération du Brésil et des Pays-Bas, vise à approfondir les connaissances sur la biologie des sargasses et mieux comprendre les variations saisonnières ou interannuelles de ces échouements. Il intègre aussi une collaboration active avec la NOAA, aux États-Unis. Aujourd’hui, un troisième appel en collaboration avec l’ADEME vient d’être lancé, davantage axé sur la valorisation et la santé humaine, toujours dans un esprit collaboratif et interdisciplinaire pour répondre à cette crise qui ne connaît pas de frontières.
Enfin, le Pacte européen pour l’océan a été officiellement lancé à Nice. Quel rôle pourrait y jouer l’ANR ?
A-H. P-R. : Le Pacte européen pour l’océan est une initiative structurante, dans laquelle la France joue un rôle important. Il prévoit notamment le développement d’un jumeau numérique européen de l’océan d’ici 2030, dont une première démonstration a été présentée le 9 juin. Ce jumeau, coordonné par Mercator Ocean International (désormais organisation intergouvernementale), vise à intégrer données physiques, biologiques, chimiques et socio-économiques pour modéliser l’océan de façon dynamique. L’objectif est de simuler différents futurs possibles et d’orienter les décisions publiques grâce à une meilleure connaissance de l’océan.
Autre composante du Pacte : la Mission Neptune, confiée à l’Ifremer, qui vise à explorer l’océan profond, ou encore le lancement d’un réseau d’ambassadeurs et ambassadrices de l’Océan pour sensibiliser les plus jeunes. L’ANR n’est pas directement impliquée dans la gouvernance du Pacte, mais elle y contribue naturellement à travers le soutien aux recherches marines. Et j’insiste sur un point : l’observation à long terme est un pilier incontournable pour mieux comprendre et protéger l’océan mais également pour permettre aux sociétés de s’adapter aux changements environnementaux. Et à l’heure où certains pays se désengagent, il est essentiel de garantir le maintien des systèmes d’observation à long terme au niveau européen et, ainsi, une souveraineté sur les données.
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Les 10 recommandations de l’OOSC | cnrs.fr