Evolution de la chémoréception et transition(s) terrestre-aquatique chez les coléoptères Adephaga – Evo-AquaSense
Evolution de la chémoréception et transition(s) terrestre-aquatique chez les coléoptères Adephaga
Les sens chimiques (goût et odorat) jouent un rôle clé dans l'adaptation des espèces à de nouvelles niches écologiques, en particulier chez les insectes. Comprendre comment l'équipement chimio-sensoriel fondamentalement terrestre des insectes a été remodelé chez les lignées qui sont passées du milieu terrestre au milieu aquatique est d'un intérêt majeur, mais cette question demeure largement inexplorée.
Enjeux et objectifs du projet Evo-AquaSense
Le projet aborde, à travers une approche intégrative, l'évolution de la chémoréception en lien avec la transition du milieu terrestre au milieu aquatique chez les coléoptères Adephaga. Ce clade est particulièrement intéressant car il comporte des taxons présentant une large palette de modes de vie, incluant des représentant terrestres, semi-aquatiques et pleinement aquatiques. De plus, les Dytiscidae (principale famille d'Adephaga aquatiques) sont parmi les prédateurs majeurs de larves de moustiques. Le projet combine des approches fonctionnelle chez une espèce de Dytiscidae choisie comme modèle expérimental, avec des études comparatives des gènes et des structures lié(e)s aux sens chimiques entre les familles d'Adephaga.<br /><br />Objectif 1 : Développer le dytique Rhantus suturalis comme modèle d'insecte aquatique pour l'étude fonctionnelle de la chémoréception.<br /><br />Ici l'objectif principal est de comprendre les fonctions des ORs (Odorant Receptors), étant donné leur implication chez les insectes terrestres dans la détection des molécules volatiles, suggérant qu'ils ont dû être fortement impacté dans le contexte de la transition écologique. Plus généralement il s'agit de déterminer les bases moléculaires de la détection des proies et de la communication sexuel chez cet insecte aquatique. Ce volet comprend aussi la comparaison des répertoires de gènes chimiosensoriels exprimés dans les antennes et dans les palpes de la larve (qui est strictement aquatique) et de l'adulte (qui est amphibie). Nous réalisons également une exploration détaillée de la neuro-anatomie chimiosensorielle de R. suturalis.<br /><br />Objectif 2 : Décrire la diversité des gènes et organes chimiosensoriels à travers les familles d'Adephaga terrestres et aquatiques<br /><br />Nous comparons les répertoires de gènes chimiosensoriels exprimés dans les antennes et les palpes de représentants des 11 familles actuelles de coléoptères Adephaga. Nous prévoyons aussi de caractériser les sensilles exprimant des ORs et des IRs (ionotropic receptors) chez des espèces choisies, et de comparer la structure et la distribution des sensilles sur les antennes et les palpes chez ces différentes familles.<br /><br />Objectif 3 : Comprendre l'évolution des gènes et des organes chimiosensoriels chez les Adephaga en lien avec les transitions écologiques.<br /><br />A travers une approche phylogénomique, nous souhaitons résoudre la phylogénie des coléoptères Adephaga, et nous nous proposons également de revisiter la morphologie de fossiles de familles éteintes d'Adephaga de façon à les positionner au sein d'un arbre dérivé de données moléculaires et calibré dans le temps. Cela débouchera sur des inférences de scénarios évolutifs pour l'ensemble des types de données comparatives générées sous l'Objectif 2. <br />L'ensemble des résultats attendus du projet Evo-AquaSense éclairera d'une manière complètement inédite l'évolution des sens chimiques en lien avec le passage au milieu aquatique chez une lignée d'insectes.
Objectif 1 : Développer le dytique Rhantus suturalis comme modèle d'insecte aquatique pour l'étude fonctionnelle de la chémoréception.
Etablissement d’un panel de molécules candidates (ligands potentiels des ORs de R. suturalis) d’après la pertinence biologique, la structure chimique et la disponibilité commerciale ; recherche de nouvelles molécules candidates dans des extraits de larves de moustiques par chromatographie en phase gazeuse et HPLC couplées à la spectrométrie de masse ; analyse fonctionnelle des ORs de R. suturalis dans des ovocytes de xénope avec la méthode de voltage clamp à deux électrodes en testant le panel de molécules candidates ; électro-antennogrammes sur antennes isolées exposées à des odorants, pour établir les courbes dose-réponse ; tests comportementaux ; séquençage et analyse de transcriptomes d’organes chimiosensoriels larvaires pour comparaison avec les répertoires exprimés chez l’adulte ; exploration neuro-anatomique détaillée par MEB et MET et immunofluorescence ; études d’expression par hybridation in situ pour les co-récepteurs des ORs et des IRs.
Objectif 2 : Décrire la diversité des gènes et organes chimiosensoriels à travers les familles d'Adephaga terrestres et aquatiques
Echantillonnage sur le terrain et micro-dissection des organes chimiosensoriels (insectes adultes) pour deux espèces phylogénétiquement éloignées au sein de chacune des familles actuelles d’Adephaga, incluant des taxons clés à collecter en Guadeloupe, Guyane Française, Madagascar et Afrique du Sud ; production de données RNAseq pour les antennes et les palpes de ces espèces ; assemblages de transcriptomes et annotation des membres des familles connues de gènes chimiosensoriels, incluant les récepteurs (ORs, IRs, GRs), protéines de liaison des odorants (OBPs) et enzymes de dégradation des odorants; cartographie des lectures et estimation des niveaux d’expression des gènes ; pour la morphologie comparative : exploration par MEB et formalisation de caractères ; études d’expression chez des espèces choisies des co-récepteurs des ORs et des IRs par hybridation in situ.
Objectif 3 : Comprendre l'évolution des gènes et des organes chimiosensoriels chez les Adephaga en lien avec les transitions écologiques.
Etablissement de clusters d’orthologues conservés à l’échelle des coléoptères, construction d’une matrice multigènes pour analyses phylogénétiques des Adephaga en utilisant l’inférence Bayésienne avec des modèles site-hétérogènes ; étude de fossiles clés en utilisant le MEB environnemental et la nano-tomographie au synchrotron SOLEIL + reconstruction 3D ; codage de caractères, reconstruction d’états ancestraux des caractères sous un modèle d’évolution probabiliste (modèle Mk) ; tests de corrélation par ANOVA phylogénétique ; réconciliation d’arbre de gène et d’arbre de taxons pour inférer les duplications et pertes de gènes ; estimation des ratios dN/dS pour identifier les sites/acides aminés soumis à sélection positive.
- La diversité des récepteurs olfactifs de la famille des ORs, qui sous-tendent l’adaptation des sens chimiques au milieu aérien chez les insectes, est du même ordre de grandeur chez les coléoptères aquatiques que chez les coléoptères terrestres.
- Parmi les cinq familles de coléoptères aquatiques étudiées jusqu’à présent dans le cadre du projet, seuls les Gyrinidae se singularisent par une diversité d’ORs nettement inférieure, ce qui est probablement lié à leur mode de vie particulier (à la surface de l’eau) et au fait qu’ils utilisent principalement la mécanoréception pour la détection des proies.
- Alors que chez les coléoptères terrestres, tous les ORs sont exprimés spécifiquement dans les antennes, chez les coléoptères aquatiques, certains ORs sont exprimés spécifiquement dans les palpes. La phylogénie des gènes, combinée aux données d’expression, montre que plusieurs évènements de ré-allocation d’expression de l’antenne aux palpes ont eu lieu, et que ce type d’évènement s’est produit de manière convergente chez différentes familles aquatiques. Ceci conforte l’une des principales hypothèses de travail du projet, selon laquelle certains acteurs moléculaires impliqués dans la chimiodétection à distance chez des ancêtres terrestres ont pu être redéployés pour fonctionner à courte distance ou par contact dans le contexte de la transition du milieu terrestre au milieu aquatique. Les autres familles de gènes olfactifs étudiées (notamment récepteurs IRs et protéines de transport OBPs) montrent aussi la même tendance.
- La technique d’hybridation in situ colorimétrique, pour l’étude fine de l’expression des gènes olfactifs dans les antennes et les palpes des coléoptères aquatiques, a été mise au point avec succès. La qualité des marquages permet à la fois de caractériser la distribution spatiale des sensilles exprimant un gène donné au sein de l’antenne ou du palpe (sur organe entier ou « whole mount ») et de les appréhender à une échelle plus fine (après réalisation de coupes au cryostat). Les études d’expression des co-récepteurs des ORs et des IRs chez les Adéphages terrestres et aquatiques sont en cours.
- Les données déjà accumulées sur la structure et la distribution des sensilles chémoréceptrices montrent des différences significatives aussi bien à grande échelle phylogénétique (entre les différentes familles de coléoptères adéphages aquatiques) qu’à plus petite échelle (p. ex. entre différents genres de Dytiscidae).
Dans les mois qui viennent, nous allons entamer, chez le dytique R. suturalis, la caractérisation des ligands des récepteurs chimiosensoriels de la famille des ORs, que nos phylogénies de gènes et données d’expression en RNAseq ont permis d’identifier comme des candidats particulièrement intéressants pour les études fonctionnelles. Il s’agit d’établir leurs spectres de réponses vis-à-vis d’un large panel de molécules odorantes candidates ; des expériences fonctionnelles in vivo par électro-antennographie et des tests comportementaux sur les adultes de R. suturalis seront également effectuées.
En parallèle, l’étude compréhensive déjà bien engagée des répertoires de gènes chimiosensoriels exprimés dans les antennes et les palpes, par une approche de transcriptomique comparative, sera poursuivie, l’objectif étant d’obtenir une représentation de l’ensemble des 11 familles actuelles d’Adephaga d’ici la fin du projet. Pour cela il sera nécessaire d’effectuer plusieurs missions à l’étranger, ce que nous espérons possible à partir de 2022, selon l’évolution de la pandémie de Covid. Les études morphologiques comparatives seront également poursuivies avec le même échantillonnage taxonomique. Les études d’expression des co-récepteurs des ORs et des IRs (par hybridation in situ) seront effectuées sur un panel plus restreint d’espèces. La comparaison des répertoires de gènes chimiosensoriels exprimés au stade larvaire (strictement aquatique) et au stade adulte (amphibie) d’un Dytiscidae sera finalisée et publiée.
Au cours des deux dernières années de la durée du projet, nous espérons résoudre les relations phylogénétiques entre les familles d’Adephaga, par la phylogénomique. En parallèle, la morphologie de fossiles appartenant à des familles clé d’Adephaga du Mésozoïque (par la suite éteintes) sera revisitée afin de ré-évaluer leur positionnement phylogénétique, et d’éclairer l’évolution des caractères potentiellement liés aux transitions écologiques. Puis des reconstructions d’états ancestraux seront effectuées pour l’ensemble des caractères (morphologiques et moléculaires) formalisés dans le cadre du projet, afin d’en inférer l’histoire évolutive.
L’ensemble des résultats attendus fournira un tableau sans précédent des changements qui sont produits au cours de l’évolution des coléoptères Adephaga au niveau des gènes et des structures impliqué(e)s dans la chimioréception, en lien avec l’histoire des transitions du milieu terrestre au milieu aquatique dans cette lignée d’insectes, et devrait permettre de distinguer dans ce contexte, les contributions relatives des processus d’adaptation et d’exaptation.
Publications dans des journaux scientifiques internationaux
Montagné N., Jager M., Chertemps T., Persyn E., Jaszczyszyn Y., Meslin C., Jacquin-Joly E. & Manuel M. (2021) The chemosensory transcriptome of a diving beetle. Frontiers in Ecology and Evolution (en révision).
Jager M., Errais W., Trichet M. and Manuel M. (2021) Morphology of antennal and palpal sensilla of Hygrobia hermanni adults and larvae. Insects (soumis).
Communications orales
Michaël Manuel. Evolution of chemoreception and water-to-land transition in insects: focus on diving beetles (Dytiscidae). 10th edition of the EFOR Meeting, 11.05.2021.
Les sens chimiques (goût et odorat) jouent un rôle clé dans l'adaptation des espèces à de nouvelles niches écologiques, en particulier chez les insectes. Comprendre comment l'équipement chimio-sensoriel fondamentalement terrestre des insectes a été remodelé chez les lignées qui sont passées du milieu terrestre au milieu aquatique est d'un intérêt majeur, mais cette question demeure largement inexplorée. Notre projet vise à déterminer comment et quand les gènes et organes chimiosensoriels se sont adaptés à la vie aquatique chez les coléoptères Adephaga. Ces derniers représentent un modèle idéal pour aborder cet enjeu, car ils comportent des taxons terrestres, d'autres semi-aquatiques, et d'autres enfin qui sont spécialisés de manière très poussée à la vie aquatique – ces derniers étant des prédateurs importants de larves de moustiques dans les écosystèmes d'eau douce.
Le projet combine des approches fonctionnelles chez le dytique Rhantus suturalis (famille des Dytiscidae), et une étude comparative ambitieuse des gènes et structures chimiosensorielles dans un contexte phylogénétique, à l'échelle des Adephaga.
Dans la Tâche 1, nous nous proposons d'identifier les molécules odorantes reconnues par la trentaine d' "odorant receptors" (ORs) que nos analyses préliminaires en RNAseq ont permis d'identifier chez R. suturalis, y compris parmi de potentielles phéromones sexuelles, et parmi les molécules qui seront séparées par chromatographie à partir d'extraits de larves de moustiques. Cette approche sera complétée par des expériences fonctionnelles in vivo (électro-antennographie et tests comportementaux sur des R. suturalis adultes), par la comparaison des répertoires de gènes chimiosensoriels exprimés chez la larve (strictement aquatique) et l'adulte (amphibie), et par une description détaillée de la neuro-anatomie chimiosensorielle de R. suturalis.
Dans la tâche 2, les répertoires de gènes chimiosensoriels exprimés dans les antennes et les palpes de représentants des 11 familles actuelles des Adephaga seront comparés. De plus, nous réaliserons des études comparatives poussées des structures chimiosensorielles (types et distribution des sensilles) chez ces familles. Enfin, des hybridations in situ ciblant les co-récepteurs des ORs (associés à la détection des molécules hydrophobes chez les insectes aériens) et des récepteurs ionotropes (= IRs, détectant les molécules hydrophiles chez les insectes aériens) seront réalisées chez des représentants des principales familles.
Dans la tâche 3, nous viserons tout d'abord la résolution des relations phylogénétiques entre les familles d'Adephaga (encore aujourd'hui incertaines), par une approche phylogénomique. En parallèle, nous ré-examinerons la morphologie de fossiles se rattachant à des familles éteintes d'Adephaga (Mésozoïque) afin de ré-évaluer leur position dans la phylogénie, et de calibrer l'arbre moléculaire. Dès lors, il sera possible, au moyen des techniques de reconstruction d'états ancestraux de caractères, d'inférer: l'histoire de la (ou des) transition(s) terrestre-aquatique, l'évolution des caractères structuraux du système chimiosensoriel, et les duplications/pertes au sein des familles de gènes chimiosensoriels. Dans le cas des ORs, les fonctions des orthologues chez R. suturalis (résultats de la tâche 1) permettront de formuler des hypothèses sur la signification biologique de ces duplications/pertes. Des signatures de pression sélective seront également recherchées dans les séquences des gènes.
L'ensemble des résultats attendus donnera une image sans précédent des changements évolutifs ayant affecté les structures et gènes chimiosensoriels, en lien avec la transition terrestre-aquatique, chez une lignée d'insectes, et permettra de distinguer dans ce contexte les contributions relatives des processus d'adaptation et d'exaptation.
Coordination du projet
Michaël Manuel (Institut de Systématique, Evolution, Biodiversité)
L'auteur de ce résumé est le coordinateur du projet, qui est responsable du contenu de ce résumé. L'ANR décline par conséquent toute responsabilité quant à son contenu.
Partenariat
IEES Institut d'écologie et des sciences de l'environnement de Paris
ISYEB Institut de Systématique, Evolution, Biodiversité
Aide de l'ANR 435 780 euros
Début et durée du projet scientifique :
décembre 2019
- 48 Mois