CE26 - Innovation, Travail

Enjeux de l'essor du salariat aux portes de l'Europe. Le prisme de Tanger – ENDLESS

Enjeux de l'essor du salariat aux portes de l'Europe. Le prisme de Tanger

L’essor du salariat, dans le contexte d’une forte migration intérieure et extérieure, pose la question des stratégies de division du travail à l’échelle internationale de grandes multinationales travaillant essentiellement pour le marché européen, du caractère attractif d’un salariat low cost pour une population ayant surtout connu l’activité informelle, et des effets sociaux et culturels de l’engagement dans le travail industriel salarié d’une population féminine longtemps exclue de l’emploi.

Un laboratoire social pour étudier une nouvelle forme de mondialisation

La région de Tanger, en face de Gibraltar, connaît depuis une vingtaine d’année, un essor exponentiel du salariat industriel, associé à de forts mouvements de migration, internes et externes au Maroc et à l’implantation de « zones franches », où se sont installées de nombreuses grandes entreprises internationales, notamment dans le secteur de l’automobile : équipementiers, ainsi que le constructeur Renault. Ce développement fait actuellement école, avec notamment le constructeur Peugeot qui s’installe à Kénitra, plus au sud du pays. Qu’invente cette nouvelle forme de mondialisation du travail aux portes de l’Europe ? Notre hypothèse est que la zone de Tanger constitue un « laboratoire social » pour l’ensemble des acteurs concernés : pour le personnel des entreprises, qui a parfaitement conscience de la rupture ainsi introduite dans son existence sociale, mais aussi pour l’encadrement, désormais lui-même presque intégralement marocain, et pour les responsables publics qui s’inquiètent de la viabilité à terme de ce qu’ils construisent et qui apparaît sous leurs yeux, tour à tour acteurs et spectateurs d’une mutation sociale sans précédent. Ces emplois sont-ils perçus, évalués et investis comme des positions d’attente, faute de mieux, des tremplins provisoires, des succédanés d'Europe, ou bien leurs formes (salariales, temporelles, civiles, interactionnelles, etc.) sont-elles investies plus durablement ? Il s’agira notamment d’étudier jusqu’à quel point les nouveaux « habitus » industriels transforment les représentations sociales des populations concernées dans d’autres sphères de leur vie que l’usine proprement dite.

Les missions réalisées sur place ont permis de réaliser de nombreux entretiens semi-directifs auprès de dirigeants d’établissements, de chefs du personnel, de cadres d’entreprises, d’agents publics ou privés qualifiés, travaillant dans le domaine de l’emploi, de la formation professionnelle, de l’aménagement, de la protection sociale, témoins divers des changements sociaux (journaliste, médecin, retraités), mais aussi d’ouvriers et ouvrières. Ces derniers entretiens ont en partie été menés en arabe dialectal par la doctorante membre de l’équipe, originaire de Tanger. Au total, plus de 100 entretiens ont déjà été réalisés dans le cadre des activités couvertes par le contrat ANR. Certains interlocuteurs ont été rencontrés plusieurs fois à l’occasion des missions successives. Par ailleurs, un matériel documentaire important a été réuni à l’occasion de ces missions : statistiques publiques marocaines, parfois non publiées ; documents d’entreprises et, notamment, fichiers du personnel anonymisés de deux entreprises ; photographies qui montrent l’évolution rapide de la ville de Tanger.
Parallèlement, une enquête historique est menée sur l’histoire économique et sociale de Tanger dans la période coloniale et post-coloniale. Ont été exploitées à l’occasion de quatre missions successives, les archives marocaines à Rabat et Casablanca et les archives du ministère français des affaires étrangères à Nantes. La première conclusion de cette enquête est que le statut international de Tanger au cours de la période coloniale, loin de favoriser son expansion économique, l’a bloquée, en raison des dissensions entre les puissances mandataires. La relative relégation qu’a connue la région au cours du règne de Hassan II est donc pour une part la conséquence de la stagnation coloniale. La situation géographique particulièrement favorable de cette ville ne sera donc exploitée que très tardivement.

Vu du côté de Tanger, le développement industriel doit être considéré comme un « fait social total » selon la formule de Marcel Mauss, qui engage toutes les dimensions de la vie sociale. Les politiques de gestion du personnel menées au sein de entreprises, le développement d’un secteur de formation professionnelle public et privé, ne doivent pas être abordés uniquement comme des phénomènes « économiques ». C’est un changement social global qui est à l’œuvre. Toutes les dimensions de la vie sociale sont transformées simultanément : rapport au travail, système de formation, structures familiales, conditions de logement, rapports à la ville, formes de loisir, dans le contexte d’un bouleversement démographique, puisque du fait de la croissance urbaine, la majorité des Tangérois actuels ne sont pas originaires de la région.

Apprécier la portée et les limites de ce mouvement de salarisation, vécu par les salarié.e.s comme l’accès à un « nouveau monde », comprendre les retombées de cette expérience sur leur vie, leurs apprentissages individuels et collectifs et les horizons sociaux associés, doit nous permettre d'interpréter ce « nouveau monde », tout en interrogeant la pérennité de cette installation salariale, et la façon dont elle peut affecter les perspectives entretenues vis-à-vis du travail, de la famille, du couple, mais aussi de la citoyenneté, de la migration et de l’Europe.

- Bidet A., Ouédraogo J.-B., Rot G., Vatin F. (2017), « Une nouvelle économie politique de l’industrie : la zone franche de Tanger », Revue marocaine des sciences politiques et sociales, hors série XIV, « Economie politique du Maroc », dirigé par N. Akesbi, A. Berrada, M. Oubenal et M. S. Saadi, p. 221-240.
-Bidet A., Ouédraogo J.-B., Rot G., Vatin F. (2018), « Une nouvelle économie politique de l’industrie : la zone franche de Tanger » n°12, Vol. 18, Revue Marocaine des Sciences Politiques et Sociales, p. 215-235.(traduction du titre de la langue arabe).
- Vatin F. (2019), « Salariat ouvrier et émancipation féminine au Maroc » (note critique), Revue Française de Socio-Économie, vol. 2, n° 23, p. 221-225.
- Vatin F. (2020), « Capital industriel et capital humain : la leçon de Tanger », in Mohammed Benlahcen Tlemçani, Zineddine Khelfaoui, Sofiane Tahi (Eds.), Capital humain et dynamiques économiques, Paris, L’Harmattan, Coll. Questions contemporaines (sous-presse).

Notre projet aborde les mutations contemporaines du travail et de l’emploi considérée à l’échelle mondiale. Pour ce faire, il s’appuie sur un cas particulièrement suggestif : celui de la région de Tanger située aux portes de l’Europe, en face de Gibraltar. Cette région connaît depuis une vingtaine d’année, un essor exponentiel du salariat industriel, associé à de forts mouvements de migration, internes et externes au Maroc et à l’implantation de « zones franches » où se sont installées de nombreuses grandes entreprises internationales, notamment dans le secteur de l’automobile : équipementiers, ainsi que le constructeur Renault. Ce développement fait actuellement école, avec notamment le constructeur Peugeot qui s’installe à Kénitra, plus au sud du pays.
Notre projet s’appuie sur de premiers séjours d’enquête, qui nous ont permis de dresser le cadre général du projet, en cernant les contraintes économiques et sociales qui pèsent sur ce développement et en identifiant le modèle salarial et industriel propre aux zones franches de la région de Tanger. Nous entendons maintenant développer un second volet, plus anthropologique de la recherche, afin d'apprécier plus finement la portée et les limites de ce mouvement de salarisation, vécu par les salariés que nous avons interrogés comme l’accès à un « nouveau monde ». Il s’agit de comprendre les retombées de cette expérience sur la vie des salarié(e)s, leurs apprentissages individuels et collectifs et les horizons sociaux qu’ils envisagent. Nous pourrons ainsi interpréter ce « nouveau monde » et interroger la pérennité de cette installation salariale, et la façon dont elle redessine éventuellement les perspectives entretenues vis-à-vis du travail, de la famille, du couple, de la citoyenneté, mais aussi vis-à-vis de l’Europe et de la migration.
Qu’invente cette nouvelle forme de mondialisation du travail aux portes de l’Europe ? Ces emplois sont-ils perçus, évalués et investis comme des positions d’attente, faute de mieux, des tremplins provisoires, des succédanés d'Europe, ou bien leurs formes (salariales, temporelles, civiles, interactionnelles, etc.) sont-elles investies plus durablement ? Il s’agira notamment d’étudier jusqu’à quel point les nouveaux « habitus » industriels transforment les représentations sociales des populations concernées dans d’autres sphères de leur vie que l’usine proprement dite. A cet égard, il faudra considérer de façon différenciée les destins masculins et féminins, mais aussi leur croisement et leur combinaison à travers les choix matrimoniaux des uns et des autres. Des enquêtes complémentaires dans des zones d’émigration vers Tanger comme celle d’Oujda ou dans des zones où le modèle de Tanger s’imite comme celle de Kénitra nous permettront de cerner plus globalement la dynamique générale à l’œuvre au Maroc, qui nous semble aujourd’hui un des lieux où s’invente un nouveau salariat, qu’il faut saisir à l’échelle du globe

Coordination du projet

Alexandra Bidet (Centre Maurice Halbwachs)

L'auteur de ce résumé est le coordinateur du projet, qui est responsable du contenu de ce résumé. L'ANR décline par conséquent toute responsabilité quant à son contenu.

Partenaire

CMH Centre Maurice Halbwachs

Aide de l'ANR 172 476 euros
Début et durée du projet scientifique : septembre 2018 - 36 Mois

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