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20/10/2022

Projet 3S RECIPE : vers des villes en décroissance plus résilientes

De la perte de population à l’affaiblissement économique, les shrinking cities ou villes en décroissance font face à des enjeux multiples. Sept d’entre elles sont au cœur du projet européen 3S RECIPE, financé dans le cadre du programme JPI Urban Europe. Quelles alternatives pour redynamiser l’économie locale, contenir l’étalement urbain ou encore améliorer la qualité de vie des citoyens dans ces villes en transition ? Entretien avec Emmanuèle Cunningham-Sabot, professeure en études urbaines, au département de Géographie à l’ENS et responsable scientifique française du projet qui s’est penchée sur le cas du Havre, en Normandie.

Vous travaillez depuis près de 20 ans sur les villes en décroissance, les shrinking cities. Quels sont les principaux facteurs de ce processus ? Quel en est l’ampleur en Europe ?

Emmanuèle Cunningham-Sabot : Mes travaux ont d’abord porté sur l’analyse de ce phénomène et les différents facteurs pouvant entraîner la décroissance d’une ville. Ils peuvent être d’ordre politique, lors de changement de système ou de réorganisation administrative par exemple ; environnemental, avec le changement climatique ; démographique, entraîné par le vieillissement de la population ; économique, avec le choc de la désindustrialisation ou encore la réduction des services sociaux et des infrastructures ; urbanistique enfin avec les mouvements de périurbanisation, lorsque les habitants, les entreprises et les emplois du centre-ville se délocalisent vers du foncier moins cher en périphérie. Ces facteurs peuvent se cumuler, se superposer ; il y a également des effets d’échelles et spatiaux. Ce phénomène de décroissance concerne globalement plus de 1500 villes dans toute l’Europe. Il a connu un regain d’intérêt ces derniers années mais en France, plus particulièrement, il est longtemps resté « silencieux » : grâce à une natalité un peu plus élevée qu’ailleurs et grâce au filet de sécurité sociale et économique qui tempérait les effets de cette décroissance.

Depuis quelques années, je consacre davantage mes travaux de recherche à l’analyse des solutions, partir de l’exemple pour atteindre l’exemplarité. C’était d’ailleurs tout l’objet de ce projet et du programme JPI Urban Europe : favoriser des trajectoires de décroissance intelligente des villes au sein de l’Europe afin de les convertir en environnements urbains durables, vivables et économiquement résilients.

Quelle approche avez-vous utilisé pour identifier des solutions de régénération urbaine ?

E. C.-S. : Le projet 3S RECIPE, dirigé par Vlad Mykhnenko, chercheur à l’Université d’Oxford, proposait une approche différente sur la décroissance urbaine, basée sur l’expérience locale de sept villes : le Havre en France, Maastricht aux Pays-Bas, Lodz en Pologne, Timisoara en Roumanie, Zonguldak en Turquie et Stoke-on-Trent au Royaume-Uni. Nous nous sommes appuyés sur la méthodologie Urban futures constituée à partir de scénarios : pour qu’une solution soit considérée comme robuste et résiliente, les conditions nécessaires pour y parvenir doivent exister dans tous les scénarios futurs possibles. Si c’est le cas, elle peut être adoptée en toute confiance.

Avec une post-doctorante, Sarah Dubeaux, notre enquête s’est attachée à comprendre la manière dont les différents acteurs de la ville du Havre - institutions locales, associations, habitants, etc. - envisagent la décroissance, leurs réponses et leurs initiatives face aux pertes de population et à l’affaiblissement économique. Nous avons choisi de porter une attention particulière à la question de la qualité de vie des habitants, notamment en termes d’habitat, d’environnement urbain mais également d’interactions sociales via par exemple les différents usages de l’espace public et des espaces délaissés mais également les associations et collectifs présents. Pour construire une qualité de vie résiliente par exemple, il est nécessaire d’avoir des loyers accessibles, une concentration et une diversité des activités. Ce qui est rendu possible par la mise en place de nouvelles règlementations.
Pour les sept villes, nous avons retenu au total 22 solutions concrètes de décroissance intelligente. Nous avons également établi des recommandations pour y parvenir autour de trois axes nécessitant une approche globale : l’économie urbaine, la ville connectée et l’habitabilité et l’attractivité. Les acteurs locaux, les entreprises, les urbanistes, la société civile, les universitaires ou encore les étudiants peuvent désormais s’en saisir.

Vous avez également réalisé un documentaire sur un lieu unique en pleine mutation au Havre, le Hangar Zéro. Pourquoi ce lieu, pourquoi un film ?

E. C.-S. : Au Havre, la perte de population est significative : de 199 000 habitants en 1982, la ville n’en compte plus que 172 000 aujourd’hui, en partie à cause de la désindustrialisation et de la périurbanisation. Le revenu annuel par habitant est en dessous de la moyenne nationale et le taux de pauvreté est très élevé : 21% contre 14% à l’échelle du pays. Le bassin d’emploi s’est étendu et la population est vieillissante. Mais depuis 2005 notamment, année qui marquait le 500e anniversaire de la ville, des efforts importants ont été faits, concernant les commerces particulièrement. Dans ce contexte de redynamisation, en 2016, un projet a suscité beaucoup d’agitation, « Réinventer la Seine », lancé par les autorités publiques des Régions de Paris, Rouen et Le Havre. L’association LH-Ø a répondu à l’appel à projet et a proposé de réinvestir le Hangar Zéro, un ancien hangar de stockage de café et de cacao. Cette démarche citoyenne ambitionnait d’en faire un tiers-lieu, un laboratoire citoyen de la transition écologique et sociale. J’y voyais un vrai sujet : à la fois en matière de projet urbain mais aussi dans la démarche et l’ambition des acteurs qui se sont mobilisés. J’ai alors décidé d’en suivre les étapes, avec une caméra.

Ce n’est pas la première fois que je me prête à cet exercice. En 2014, j’avais écrit un documentaire sur les habitants de la petite île de Scalpay, dans les Hébrides extérieures de l’Ecosse : Une île en cadeau. Je trouve que le documentaire est un excellent vecteur pour valoriser, expliquer et faire passer les résultats de la recherche au plus grand nombre. Et surtout, cela permet d’impliquer tous les acteurs que nous avons pu rencontrer et interroger au cours de ce projet, de partager nos résultats et d’engager une forme de circularité avec les enquêtés. Nous avons eu l’occasion de présenter le documentaire lors des Journées du patrimoine, les 18 et 19 septembre dernier, placées sous le thème cette année du patrimoine durable et d’entendre leur retour sur cette expérience inédite. La démarche a beaucoup plu. Le projet 3S RECIPE, en plus d’articles dans des revues scientifiques internationales mais aussi en accès ouvert, a également permis la production, pour chacune des sept villes impliquées, d’un court-métrage artistique racontant l’histoire de la ville d’une manière accessible au grand public.

Dans le cas du Havre, quelles sont les bonnes pratiques que vous avez pu identifier ?

E. C.-S. : Au Havre, dans la rue de Paris par exemple, les commerces fermaient les uns après les autres. Les locaux commerciaux étaient alors rachetés par des entreprises et transformés en des espaces qui ne généraient pas ou peu de flux, comme des bureaux. La municipalité a donc pris la décision de préempter ces locaux et de n’autoriser leur rachat ou mise à disposition qu’à condition d’attirer à nouveau du passage : bars, restaurants, espaces publics, installations artistiques ont depuis fait leur apparition. Les autorités locales ont parfois horreur du vide, on construit sur le moindre espace vacant. Il ne faut pas avoir peur de ces espaces en friche et se tourner vers les habitants et les habitantes pour les interroger sur ce qu’ils veulent en faire.

Je tiens à dire qu’il n’y a pas de solutions miracles et certainement pas de solutions rapides. Nous avons émis des propositions, retenu les « meilleures pratiques » si l’on peut dire et, surtout, des solutions réalisables, basées sur les leçons tirées de l’expérience de villes en décroissance en Europe. Parmi nos principales conclusions, nous montrons l’importance de la créativité, de s’appuyer sur l’histoire propre à chaque ville dans ce processus de résilience. Nous insistons sur le caractère local de ces solutions : c’est à chaque ville de s’en saisir, d’aller piocher sur ce qui se fait ailleurs en France et au-delà. Mais surtout de les adapter à son tissu urbain, de les rendre compatibles avec leur histoire de ville, et de les adapter à la culture urbanistique locale. Les jardins partagés, par exemple, sont une manière de reconnecter les urbains à la nature dont ils manquent en ville. Quelque part, ces villes en décroissance sont en marche forcée vers une transition, sociale et écologique ; elles n’ont d’autres choix que de devoir s’adapter, se réinventer, innover. 

Le projet étant finalisé, sur quels axes de recherche se concentrent vos travaux actuels ?

E. C.-S. : En fait, le projet autour du Hangar Zéro va se poursuivre. C’est d’ailleurs sa raison d’être que de rester en mouvement, en évolution. La boutique et le restaurant y sont ouverts et accueillent un public toujours plus nombreux. La serre, va bientôt être mis en place. Cela va permettre de donner un nouvel élan à cet espace unique. De mon côté, je vais continuer de faire vivre le documentaire, et tenter de l’amener jusque dans des festivals dédiés à la transition écologique. J’ai aussi trois doctorants qui travaillent sur des sujets liés aux villes en décroissance, et qui soutiendront leur thèse en 2023. C’est essentiel que les jeunes chercheurs et chercheuses développent de nouveaux points de vue, de nouveaux angles d’approche. Les accompagner est très stimulant.

En savoir plus

Découvrir le projet 3S RECIPE (en anglais)

Mis à jour le 20 octobre 2022
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