Patrimoine : l’angle mort des inégalités de genre

La loi du 13 juillet 1965 marque un tournant dans l’émancipation juridique et économique des françaises. Portant sur les régimes matrimoniaux, cette réforme permet aux femmes mariées d’ouvrir un compte en banque et de gérer leur patrimoine – l’homme demeure toutefois le seul gestionnaire des biens communs et reste le chef de famille. Il faudra attendre 20 ans, en 1985, pour que l’une et l’autre puisse gérer conjointement ces biens.
L’enquête Histoire de vie et Patrimoine de l’Insee
Un an plus tard, l’Insee lance une vaste enquête au sein de la population française. « Menée par l’INSEE, l’enquête Actifs Financiers - devenue en 1998 Enquête Patrimoine, puis enquête Histoire de vie et Patrimoine depuis 2014 - renseigne depuis 1986 sur la distribution, l’accumulation et la transmission du patrimoine économique des ménages. Dès 1998, elle permet d’identifier la répartition du patrimoine au sein des ménages et, depuis 2014, elle permet de suivre certains individus dans le temps*. » explique Marion Leturcq qui a fait de l’économie de la famille son objet de recherche. De la diversité des formes légales de vie en couple à l’évolution des structures familiales, elle cherche à comprendre leurs conséquences sur la pauvreté et les inégalités.
Dans le cadre du projet ANR WIDE - Inégalités de Patrimoine et Evènements Démographiques, Marion Leturcq, et Nicolas Frémeaux, professeur des universités en économie à l’Université de Rouen, s’appuient sur ces données, inédites en France voire en Europe. Avec déjà huit vagues d'enquêtes réalisées (et une neuvième en cours), l’enquête interroge près de 10 000 ménages français afin de réaliser un inventaire précis de leur patrimoine. « On leur demande, bien par bien, ce qu’ils et elles possèdent. En France, les droits de propriété sont clairement définis et respectés, notamment lors des transmissions de patrimoine, des divorces ou des successions. Mais historiquement, le patrimoine n’a été conceptualisé, jusque-là, qu’au niveau du ménage plutôt qu'à l'échelle individuelle. » précise Marion Leturcq. Autrement dit, les inégalités entre les femmes et les hommes dans le couple restaient un angle mort.
Avec Nicolas Frémeaux, ils étudient ainsi depuis plusieurs années le choix pour les individus d’un régime matrimonial (unions libres ou cohabitations, contrats de mariage, Pacs…) et de ce qu’il implique (ou pas). « Car qui dit régime matrimonial dit façon dont le patrimoine est détenu au sein du ménage » souligne l’économiste. En France, le contrat de mariage « par défaut » - soit en l’absence de contrat formel -, est, depuis 1966, la communauté de biens réduite aux acquêts : tout ce qui sera acquis durant le mariage est mis en commun ; tout ce qui a été acquis avant le mariage ou acquis par donation ou héritage en est exclu. Parmi les autres choix étudiés : l’union libre (chacun et chacune garde son patrimoine), ou le contrat de séparation de biens. Or, depuis plusieurs années, les unions ont évolué. Si le mariage en communauté de biens réduite aux acquêts reste répandu, il a perdu du terrain, au profit des unions libres, des Pacs, et des mariages en séparation de biens**. Et si dans les années 1970 (où l’on se mariait plus jeunes), deux tiers du patrimoine des ménages était constitué d’épargne et un tiers d’héritage, ce rapport s’est aujourd’hui inversé, et l’héritage se concentre désormais à des niveaux qui se rapprochent de ceux de la fin du XIXe siècle souligne la chercheuse.
Vers une individualisation du patrimoine
Entre 1998 et 2015, la répartition du patrimoine a ainsi évolué de manière significative. La part du patrimoine détenue par les individus qui ne vivent pas en couple (c’est-à-dire des célibataires, divorcé.e.s et veufs.ves) est passée de 21 % à 27 %. « Et au sein des couples, la détention de biens propres - plutôt qu'en communauté - est passée de 18 % à 27 %, marquant une individualisation croissante du patrimoine » insiste Marion Leturcq. L’écart de patrimoine entre femmes et hommes s’est lui fortement creusé, passant de 7 000 € en 1998 à 24 500 € en 2015. Cette augmentation ne s’explique pas uniquement par la hausse du patrimoine moyen - de 78 000 € à 150 000 € sur la période - mais aussi par une aggravation des inégalités : en proportion du patrimoine moyen individuel, l’écart est passé de 9 % en 1998 à 16,3 % en 2015. « En outre, les femmes et les hommes détiennent à peu près autant de patrimoine immobilier notamment parce qu’une grosse partie du patrimoine immobilier, c'est la résidence principale dans la plupart des ménages qui est souvent détenue de façon jointe. Là où les inégalités se creusent, c’est davantage sur le patrimoine dit liquide. Les hommes ont tendance à détenir plus d'actifs financiers de tous types que ce soit des assurances vie, des titres ou des portefeuilles d’actions, etc. » liste-t-elle. Leurs résultats*** ont toutefois surpris les économistes : cette répartition du patrimoine immobilier a eu un impact sur la période 2014-2020, en faveur des femmes : « La cause est simple, explique Marion Leturcq. La hausse considérable des prix de l’immobilier [plus de 30 % en 10 ans, avec des disparités régionales] a légèrement réduit l’écart de patrimoine entre hommes et femmes, en augmentant la valeur des biens détenus par ces dernières. ».
Le régime de la communauté de biens, un rôle protecteur ?
Dans les couples mariés sous le régime de la séparation de biens, les inégalités de patrimoine entre conjoints peuvent s'accentuer en raison de la moindre capacité d'épargne des femmes par rapport aux hommes « On cherchait à savoir si l'accumulation du patrimoine se faisait à des rythmes différents selon le type d'union dans lequel des individus s’engageaient, en suivant des ménages stables dans le temps. En fait, les couples en séparation de bien, on les savait déjà être plus riches que les autres. Non seulement ils sont plus riches mais ils accumulent du patrimoine beaucoup plus rapidement. On se rend donc compte que parmi les ménages les plus inégaux, ce sont les ménages qui séparent leur patrimoine. » développe Marion Leturcq. A contrario, lorsque la plupart des actifs sont détenus en communauté, les différences de salaire entre femmes et hommes ne se traduisent pas par des différences dans l’accumulation de patrimoine : quelle que soit la contribution financière des conjoints, le patrimoine est mis en commun.
L’impact des événements de la vie à étudier
L’un des volets du projet WIDE vise aussi à déterminer quels événements favorisent (ou défavorisent) l’enrichissement des individus – pendant l'enfance (décès d'un parent, divorce des parents), à l'âge adulte (formation et dissolution d'un partenariat, naissance d'un enfant) et à un âge avancé (retraite, décès du conjoint). Ces événements et leurs effets économiques différenciés nécessitent une attention particulière, surtout dans le cadre de politiques publiques visant à réduire les inégalités professionnelles et économiques entre femmes et hommes. Si la plupart de ces travaux sont encore en cours, leurs résultats partiels montrent que, contrairement aux attentes, la naissance d'un enfant ne semble pas avoir d’impact significatif sur le patrimoine des femmes, malgré la baisse de leurs revenus observée dans d'autres études. Autre piste de recherche qu’ils cherchent à explorer : les effets de la crise du Covid-19 sur la répartition du patrimoine qui pourraient avoir accentué certaines inégalités préexistantes. Les résultats de la dernière vague d’enquête Patrimoine 2023-2024 leur permettront d’étudier ces éléments.
Des leviers pour réduire les inégalités
Avec l’augmentation des unions libres, des mariages plus tardifs et le développement des contrats de séparation de biens, les inégalités de revenus se traduisent de plus en plus aujourd’hui en inégalités de patrimoine. Au-delà du constat, comment les réduire ? Pour Marion Leturcq, il n’y a pas de fatalité. Le premier levier concerne la réduction effective des écarts de rémunération entre femmes et hommes - et l’épargne qui en découle. En d’autres termes, séparer l’amour et l’argent. « Il est important de se pencher dans le détail de la consommation du ménage : comment l’argent est-il géré au quotidien : à parts égales ? au prorata du revenu ? » insiste-t-elle ; le deuxième concerne le patrimoine - et notamment son transfert tout au long de la vie des individus. Les femmes et les hommes héritent de la même manière ? « Les travaux de mes collègues Céline Bessière et Sibylle Gollac montrent que non. En dépit d’une loi formellement neutre, on observe ainsi des différences de nature et de valeurs sur les biens transmis en fonction du genre. ». Et qui passe par la mise en place de stratégies familiales et susceptibles d’être renforcées par les professionnels du droit, privilégiant in fine la concentration de richesse entre les mains des hommes. Le troisième levier est lié à la composition et aux rendements du patrimoine. Aux hommes sont généralement proposés par les organismes bancaires des actifs plus risqués (et donc généralement aux rendements plus élevés) ; aux femmes, on continue d’accoler une certaine aversion aux risques.
Du côté des politiques publiques, l’économiste pointe l’imposition jointe (impôt sur le revenu) où le deuxième apporteur de ressources, souvent la femme, se voit imposé à des taux marginaux nettement plus élevé qu’en cas d’imposition séparé des revenus. Enfin, dans le calcul des pensions, le travail domestique ou parental, très largement supporté par les femmes, n’est toujours pas reconnu et pris en compte. Pour elle, si les inégalités économiques de patrimoine persistent au détriment des femmes, elles se font au nom de la paix des ménages et des familles. La chercheuse observe aussi que, désormais, le seul revenu du travail ne suffit plus pour atteindre certains niveaux d’enrichissement.
** La France a célébré 242 000 mariages en France en 2022 dont un peu moins de la moitié est soumis à la communauté des biens. Entre 1992 et 2015, le nombre de couples mariés sous le régime de la séparation des biens a progressé, lui, de 64 %, passant de 6,1 % du total à 10 % ; enfin, on recense 210 000 Pacs en 2022 – le Pacte est institué en 1999.
*** Frémeaux, N., et M. Leturcq, (2022), Wealth accumulation and the gender wealth gap across couples' legal statuses and matrimonial property regimes in France, European Journal of Population.
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Les revenus et le patrimoine des ménages | Édition 2024
A lire
Les Nouveaux Héritiers, Nicolas Frémeaux, Seuil, « La République des idées », 2018
Le genre du capital | Comment la famille reproduit les inégalités, Sibylle Gollac, Céline Bessière, La découverte, 2020