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03/06/2025

"Aujourd’hui, les réalisatrices se réapproprient les genres filmiques pour donner à voir d’autres images et raconter d’autres récits"

Quel a été l’impact du mouvement #MeToo sur la place et la représentation des femmes dans l’industrie cinématographique ? Comment le regard féminin à l’écran a-t-il évolué ? En menant une analyse comparée entre la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne, et à travers des interviews de réalisatrices et l’étude des productions contemporaine, le projet ANR FEMME, porté par Delphine Letort, professeure d’université à Le Mans Université, met en lumière la manière dont les femmes cinéastes redéfinissent les récits et bousculent les codes cinématographiques.

Vous portez le projet FEMME - Réalisatrices et Féminisme dans les médias – FEMME1. Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur les questions de représentations à l’écran ?

Delphine Letort : J’ai soutenu une thèse en 2002 en études anglophones. Je me suis intéressée au cinéma sur les conseils de ma directrice de recherche, Nicole Vigouroux-Frey. C’est elle qui m’a guidée vers les études des femmes dans le film noir. Quand j’ai lu les théories de Laura Mulvey - cinéaste britannique, militante féministe et théoricienne du cinéma - sur le « male gaze » en 1998, cela a été une révélation. J’étais une jeune féministe, je découvrais comment des femmes analysaient les films et nous amenaient à penser les représentations différemment. Cette posture critique a toujours accompagné ma démarche de chercheuse. Ensuite, la révolution #MeToo, qui s’est enflammée en 2017 à la suite de l'affaire Harvey Weinstein, a permis de voir des films qui renouvellent les représentations féminines. J’ai introduit dans mes cours des films qui éveillent aux questions raciales mais aussi aux stéréotypes de genre.

Quel est l’objectif principal du projet FEMME ?

D. L. : L’objectif est de mettre en valeur le cinéma des femmes et en particulier celui qui traduit un engagement féministe. Autrement dit, de construire une vision historique et historiographique des films et des séries de femmes, mais aussi d’y articuler une perspective contemporaine sur l'état de l'industrie, les politiques de production et aussi de visibilisation dans les festivals. Les collectes d’interviews, une quinzaine, dirigées par David Roche et moi-même dans le premier axe de recherche du projet illustrent cette approche.

On y envisage également comment des réalisatrices se réapproprient les genres filmiques, en général créés par une industrie dominée par des hommes, pour donner à voir d’autres images et raconter d’autres récits.

Aujourd’hui, le cinéma est utile pour nous décentrer par rapport à l’idéologie dominante dans une société patriarcale : certains films nous apprennent à regarder depuis un autre point de vue (point de vue queer, féministe, racisé, etc.). Le féminisme à l’écran a permis d’aborder des sujets qui n’étaient pas traités avant, comme les violences sexistes et sexuelles, l’avortement, l’éveil à la sexualité (y compris la sexualité queer). Ces notions seront le sujet d’un dictionnaire féministe du cinéma coordonné par Cristelle Maury dans le second axe de recherche du projet.

En faisant l’étude de trois pays - France, Grande-Bretagne et Etats-Unis -, vous constatez qu’il y a plus de réalisatrices dans l’un des trois ?

D. L. : Non, les situations des femmes sont assez comparables dans les trois pays. Les réalisatrices plus connues sont toujours mises en avant et leur succès invisibilise les autres. Notre projet vise à donner de la visibilité à des réalisatrices et des films qui sont moins connus.

Selon vous, laisse-t-on plus de place aux femmes réalisatrices depuis #MeToo ?

D. L. : L’impact concret de #MeToo au niveau de l’industrie du cinéma est assez limité et difficile à mesurer. C’est aussi ce que disent les associations comme le Collectif 50/50 qui milite pour l'égalité et l'inclusion dans le cinéma et l'audiovisuel. Le plafond de verre reste difficile à briser, que ce soit en France, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Les statistiques attestent que l’on n’arrive pas à dépasser les 25 % de réalisatrices au cinéma ou à la télévision. Si ce mouvement a libéré la parole des actrices et de certaines réalisatrices, on s’aperçoit que la situation des réalisatrices a peu évolué. Certaines des réalisatrices interviewées pour le projet témoignent qu’elles s’efforcent de repenser la manière de filmer et de raconter des histoires pour contrer le « male gaze ». #MeToo nourrit une réflexion sur la manière dont on peut utiliser la caméra et le récit filmique pour subvertir les relations de pouvoir. C’est par exemple le propos d’Anatomie d’une chute (Justine Triet, 2023) ou L’amour et les forêts (Valérie Donzelli, 2023).

Pourquoi vous être plus particulièrement intéressée à la figure de la réalisatrice plutôt que de l’actrice, alors que toutes deux sont confrontées à de nombreux stéréotypes ?

D. L. : J’avais aussi pensé à la figure de l’actrice en effet et ce n’est sans doute pas un hasard si beaucoup d’actrices sont devenues réalisatrices. Par exemple, Ida Lupino dans les années 1940-1950 a été une actrice flamboyante à l’écran avant d’ouvrir sa maison de production avec son mari. Judith Godrèche est dernièrement passée derrière la caméra. C’est une manière pour les actrices de récupérer leur voix et de ne plus être que des images. Aux débuts de l’industrie cinématographique, les femmes étaient présentes (Alice Guy, Lois Weber, Germaine Dulac) et dès que l’industrie a commencé à émerger et que des questions d’argent ont été en jeu, les femmes ont été écartées des postes clés comme celui de la réalisation. Des historiennes comme Jennifer M. Bean, Diane Negra, Shelley Stamp, Vicky Callahan, ont retracé cette histoire-là. Les métiers de monteuse, de maquilleuse, de casting, de script aussi, c’est une manière de les inclure dans l’industrie, mais pas aux postes clés.

© 1950 RKO Radio Pictures Inc.Lors de vos entretiens auprès de réalisatrices, font-elles part de leur engagement féministe ?

D. L. : Les réalisatrices se positionnent toutes différemment par rapport aux conceptions féministes.  Certaines se disent non féministes, mais leur parole nous conduit à interroger d’autres versions du féminisme. Pour les membres du projet, c’est justement la confrontation des idées et les désaccords qui nous permettent de réfléchir. Une jeune réalisatrice qui a fait la Fémis me confiait dernièrement que malgré son diplôme et son expérience de 10 ans dans l’industrie, elle ne se sentait pas légitime en raison de ses origines sociales. Et c’est vrai que le cinéma, surtout en France, est plutôt réservé à un réseau et à une classe sociale : il y a une structuration sociale assez rigide.

Et c’est différent en Angleterre et aux États-Unis ?

D. L. : C’est assez difficile de répondre. Si on prend l’exemple d’Ava DuVernay, une femme qui a commencé dans la publicité et a travaillé dans l’industrie hollywoodienne, elle a aujourd’hui sa propre maison de production. Elle est au sommet de sa carrière et est même plus riche que d’autres hommes producteurs. Je ne sais pas si l’équivalent existe en France, en fait. Ava DuVernay a même ouvert son école de cinéma où elle forme d’autres réalisateurs et réalisatrices. Je ne suis pas sûre qu’on ait de telles puissances féminines dans l’industrie du cinéma français.

Au cours de vos entretiens, abordez-vous la question de la réception des films avec leurs réalisatrices ? 

D. L. : La réception dépend du réseau de distribution. Certaines réalisatrices expliquent qu’il est difficile de négocier la distribution et que cela peut limiter le succès d’un film. Le troisième axe de travail dirigé par Chloé Delaporte évoque plus précisément cette question à travers l’étude des plateformes et l’analyse des festivals. Je ne pense pas que le fait d’être une femme limite en termes d’audience.

Les femmes ne font en général pas de films que pour un public de femmes, ce serait une vision très communautariste. Par contre, elles font des films pour faire connaître l’histoire des femmes et l’interroger autrement.

Ce sont parfois des films très personnels qui mêlent plusieurs enjeux comme ceux de classes ou d’origine ethnique.

Avez-vous des réalisatrices ou des films phares ?

D. L. : En ce qui me concerne, j’aime beaucoup le cinéma de Kelly Reichardt et sa manière de raconter l’histoire depuis le point de vue des femmes. La dernière piste, par exemple, décentre le récit de la conquête de l’Ouest en s’attachant à l’expérience des femmes qui suivaient le mouvement des cowboys. Le film a une approche moins héroïsante et plus critique de l’Histoire états-unienne. J’aime les films qui nous font voir les choses autrement. Dernièrement, dans mes cours, j’ai utilisé des extraits de Priscilla (2024) de Sofia Coppola, sur la rencontre entre Elvis Presley et sa future épouse, Priscilla Beaulieu. Celle-ci a 14 ans à ce moment-là ; l’intrigue fait écho à beaucoup de films d’auteurs français. Sauf que Sofia Coppola filme de manière à montrer comment se met en place une véritable opération et stratégie d’emprise autour de la jeune fille par le contrôle de son corps. Les étudiants ont été très critiques et ont analysé les scènes de séduction comme des signes d’abus.

Dans le dernier axe de votre projet, vous proposez à des jeunes de réaliser des courts métrages avec une perspective féministe.

D. L. : Tout à fait. Cet atelier commencera à la fin du projet après tout le travail théorique et de terrain. Il se fera avec la réalisatrice française Bouchera Azzouz. Le collège Costa-Gavras et un enseignant, David Lesauvage, ont été identifiés pour le conduire sur Le Mans. Ce collège a une formation en cinéma, et on espère s’ouvrir à d’autres écoles également. On veut voir comment des collégiens perçoivent les questions de genre, de féminin, de harcèlement, etc. Et comment on peut leur donner les outils pour montrer les choses différemment.

Vous avez notamment travaillé avec de jeunes chercheurs et chercheuses sur ce projet.

D. L. : Oui, et c’est une grande satisfaction du projet que de pouvoir associer un post-doctorant et une doctorante. Le post-doctorant, Abderrahmene Bourenane, a réalisé sa thèse sous ma direction et il m’a énormément aidé à la rédaction du projet dans tous les détails techniques. L’allocation doctorale a été attribuée à une jeune chercheuse, Wendy Amiard, qui n’aurait pas fait de thèse sans financement. C’est formidable de pouvoir donner une chance à des jeunes chercheurs et chercheuses ! Quand on postule pour un financement ANR, on ne se rend pas compte de l’impact que le projet aura et c’est important de souligner cela. Je ne m’attendais pas à ces retombées humaines et sociétales quand j’ai lancé le projet.

[Une ANR], c’est aussi une belle opportunité de carrière notamment pour de jeunes maîtres de conférences car ils sont tout de suite intégrés dans une dynamique de recherche qui peut faire gagner jusqu’à 5 ans de travail dans une carrière, par rapport à quelqu’un qui fait sa recherche seul.

Si le dossier de demande de financement est fastidieux, on se l’approprie vite et derrière ça devient quelque chose de concret. Ça vaut le coup.

Justement, qu’est-ce que ce projet ANR représente dans votre carrière ?

D. L. : J’étais vraiment heureuse qu’on l’obtienne car la thématique du projet traduit notre engagement d’universitaires. Nous travaillons sur le cinéma pour faire avancer la réflexion, voire même la société (notamment à travers des projections publiques). L’atelier devrait permettre de créer des films avec lesquels on peut espérer avoir un impact sociétal, c’est le Graal pour les scientifiques !

Et je dirais aussi que l’ANR a permis de créer une sorte de safe zone parce que ça nous extrait de nos problématiques habituelles de recherches de financement. Aujourd’hui, les universités sont toutes en déficit, les problèmes budgétaires freinent la recherche. Avoir un financement ANR nous a ôté un frein matériel et psychologique. C’est vraiment une bouffée d’air, une énergie, puis l’opportunité de travailler en synergie avec d’autres chercheurs et chercheuses !

Enfin, voudriez-vous partager votre expérience de conciliation de votre vie personnelle et privée en tant que femme ?

D. L. : Être une femme a eu un impact, forcément. Je n’ai qu’une fille et je pense que c’est un choix lié à mon métier. Être maman, c’est du travail ; être chercheuse aussi. Si j’avais eu 2 enfants, je pense que mener une carrière aurait été encore plus difficile, parce qu’il faut jongler entre les deux. Mon métier, c’est ma passion, je ne compte pas mes heures. Mais il est difficile de séparer vie personnelle et vie professionnelle. Je me suis vue des fois faire des allers retours entre la cuisine et l’ordinateur, et puis quelque chose brûle parce que je finis une phrase pour un article. J’ai eu la chance d’être recrutée dans une université où j’ai toujours été soutenue dans mes projets. Je me suis investie dans mon université ; j’ai eu la sensation d’être soutenue en retour. J’ai obtenu mes avancements de carrière au niveau national et j’ai vraiment eu la sensation d’avancer au mérite. Cela donne confiance en soi et c’est valorisant. C’est peut-être aussi ce travail qui a amené à la possibilité de ce financement ANR. Il faut oser et ne pas avoir peur des échecs !

Propos recueillis par Emma Roques

 

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1 Ce projet implique trois universités : Le Mans Université, l’Université Toulouse Jean Jaurès et l’Université de Montpellier 3-Paul Valéry et 18 universitaires. Le projet ANR FEMME compte également des partenaires en Grande Bretagne et en Espagne.
Affiche - © 1950 RKO Radio Pictures Inc.

Last updated on 06/03/2025
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