Comment faire face au deuil suscite aujourd’hui de vifs débats scientifiques et de société au sein du monde occidental. Des troubles mentaux liés au deuil ont été récemment inclus dans les deux manuels internationaux de diagnostic psychiatrique, aboutissement historique, selon certains, d’une tendance à médicaliser le deuil et normaliser son déroulement. L’anthropologie nous apprend, cependant, que les façons de gérer la perte d’un proche et les réactions somatiques et émotionnelles allant de pair varient d’une société à l’autre. Dans la région centrale de l’Himalaya (État indien de l’Uttarakhand et Népal), il est usuel, par exemple, de faire l’expérience d’une présence des morts, lors de rituels où ils prennent possession des vivants et dialoguent avec eux.
Qu’advient-il, alors, quand sont présents dans une même société des modes différents voire conflictuels de traitement de la perte ?
Les catastrophes naturelles meurtrières qui ont récemment touché l’Himalaya central et les initiatives de prise en charge psychosociale qui les ont suivies ont fait surgir ici un paysage thérapeutique inédit, où les rituels de possession coexistent de plus en plus avec les pratiques psychiatriques. Dans les deux cas, les troubles accompagnant la perte sont associés à la « présence » des morts, mais celle-ci est interprétée de manière totalement différente. Les rituels impliquent une présence réelle du défunt, inscrite dans l’expérience sensible des vivants parmi lesquels il s’incarne. Les interventions d’ordre psychiatrique ramènent cette présence à un phénomène psychologique, produit de croyances, illusions ou délires. En bref, le défunt est, d’un côté, un fantôme ; de l’autre, un fantasme.
Cette situation soulève maintes questions : que faire devant des états somatiques dans un cas acceptés voire recherchés comme indices de la présence d’un mort, et dans l’autre regardés et traités comme les effets néfastes d’un traumatisme obsessionnel ? Comment le recours à des systèmes de soins différents remodèle-t-il les émotions liées au deuil ? Comment les interprétations divergentes données de la présence des défunts et de ce qu’elle implique influent-elles sur la vision qu’ont les gens de la mort et des morts ?
PHANTASIES aborde ces questions avec une méthodologie novatrice, peu utilisée dans l'anthropologie de la mort : une perspective phénoménologique critique axée sur l'analyse de l'expérience vécue de la perte. Embrassant pleinement le paradigme de l’embodiment, l’approche considère que ce n’est pas seulement en termes de connaissance explicite que l’expérience subjective peut être influencée par le pluralisme thérapeutique : c’est aussi par le biais de remodelages non conscients de la sensorialité et de l’affectivité. Le projet explorera donc l’expérience de la perte et son évolution sous trois aspects complémentaires : les sensations physiques, les émotions et les représentations associées aux morts et à leur présence dans le monde des vivants.
PHANTASIES enrichira ainsi notre connaissance des pratiques et conceptions existant, dans l’Himalaya et au-delà, autour de la mort et des troubles qu’elle provoque. En abordant avec une approche innovante des problématiques jusqu’ici inexplorées, PHANTASIES contribuera à renouveler la recherche dans les domaines du pluralisme médical et des études sur la mort, et apportera des éléments aux débats interdisciplinaires en cours sur l’expérience du deuil.
Mais l’objectif est également pratique, visant à faciliter la mise en œuvre des soins dans la région. Des activités ont été prévues pour susciter des espaces de réflexion avec les communautés locales et partager leurs idées sur leur expérience thérapeutique avec les praticiens de la santé mentale. L’échange, entre praticiens et patients, de points de vue différents sur la perte, le deuil et la présence des morts pourra permettre le développement de pratiques thérapeutiques plus sensibles aux préoccupations et aux conceptions des populations locales.
Madame Serena Bindi (Centre d'anthropologie culturelle)
L'auteur de ce résumé est le coordinateur du projet, qui est responsable du contenu de ce résumé. L'ANR décline par conséquent toute responsabilité quant à son contenu.
UPDESCARTES -EA 4545 Centre d'anthropologie culturelle
Aide de l'ANR 239 271 euros
Début et durée du projet scientifique :
mars 2020
- 48 Mois