DS08 - Sociétés innovantes, intégrantes et adaptatives

Différences dans l'apprenabilité du langage selon l'âge – LangAge

Différences dans l'apprenabilité du langage selon l'âge

Ce projet examine les mécanismes d'apprentissage et les biais linguistiques/cognitifs déployés par les enfants et les adultes lorsqu'ils apprennent une langue. Nous étudions l'acquisition de multiples niveaux linguistiques, du système sonore à la morphosyntaxe. Les différences de résultats entre l'apprentissage chez l'enfant et l'adulte peuvent dépendre de différences dans l'input (tâche 1), les mécanismes d'apprentissage déployés (tâche 2), ou les biais linguistiques/cognitifs (tâche 3).

Enjeux et objectifs

La complexité de l'apprentissage du langage est redoutable, car plusieurs niveaux de représentation doivent être acquis simultanément : la structure sonore des mots et des phrases (phonologie), l'association entre la structure sonore des mots et leur signification (lexique), la structure interne des mots et leur fonction grammaticale (morphologie), et l'organisation des mots en phrases significatives (syntaxe et sémantique). Alors que presque tous les enfants maîtrisent au moins une langue sans effort, les efforts considérables des adultes ne donnent généralement que de maigres résultats. Quels sont les facteurs qui expliquent les différences frappantes dans les résultats de l'acquisition du langage selon l'âge ? <br /> Au cours de l'acquisition d'une langue, les apprenants appliquent certains mécanismes de traitement à leur entrée linguistique d'une manière qui est limitée par leurs biais linguistiques et cognitifs. Dans ce projet, nous étudierons la possibilité que les différences entre les nourrissons et les adultes puissent provenir de différences dans 1) l’input, 2) les mécanismes d'apprentissage, et/ou 3) les biais linguistiques et/ou cognitifs. Chacune de ces hypothèses est explorée à travers un ensemble de tâches spécifiques. <br /> Notre proposition est novatrice et ambitieuse à deux égards. Premièrement, nous étudierons l'apprentissage de plusieurs niveaux linguistiques. Lorsque l'on étudie, par exemple, la phonologie, il semble plus simple de se concentrer sur le problème de la détermination de l'inventaire des sons de la langue, en mettant de côté tous les problèmes liés à d'autres niveaux, tels que le lexique. Pourtant, ceci est probablement empiriquement incorrect, car les apprenants font face à des incertitudes à plusieurs niveaux en tandem. Il est donc important d'explorer les interactions entre les niveaux. Deuxièmement, notre projet est hautement interdisciplinaire, tant au niveau conceptuel que méthodologique. En ce qui concerne le niveau conceptuel, notre travail se situe au croisement de plusieurs disciplines différentes : typologie linguistique, psycholinguistique appliquée, psychologie du développement et sciences cognitives. Sur le plan méthodologique, nous avons recours à des études de corpus pour décrire les données d'entrée, à la modélisation informatique pour étudier les mécanismes d'apprentissage et les effets des biais d'apprentissage dans des situations parfaitement contrôlées, ainsi qu'à des expériences psychologiques en laboratoire sur des enfants et des adultes, afin d'évaluer si les mécanismes d'apprentissage et les biais que nous attribuons aux apprenants fonctionnent réellement.

Pour atteindre nos objectifs, nous nous appuyons sur une approche interdisciplinaire dans laquelle nous combinons des études de corpus pour décrire les données d'entrée, la modélisation pour étudier les mécanismes d'apprentissage et les effets des biais d'apprentissage dans des situations parfaitement contrôlées, et des expériences psychologiques en laboratoire sur de jeunes enfants et des adultes pour évaluer si les mécanismes et les biais d'apprentissage putatifs que nous attribuons aux apprenants fonctionnent réellement.
Les données de corpus consistent en des corpus interlinguistiques et socioculturels variés recueillis à l'aide d'enregistreurs discrets pendant toute une journée, qui ont déjà été transcrits par des auditeurs natifs de chaque langue. Cela permet d'avoir un aperçu unique de l'environnement linguistique naturel des enfants, qui comprend généralement à la fois des discours qui leur sont adressés et des discours adressés à d'autres personnes de leur entourage, y compris des adultes. Nous décrivons et comparons l’input des enfants et des adultes, et nous utilisons l'apprentissage automatique pour explorer la capacité d'apprentissage des règles phonologiques et des mots définis par la morphosyntaxe, ainsi que pour étudier l'impact d'une propriété spécifique de la parole dirigée vers l'enfant, son «éclatement« ou sa répétitivité, sur la capacité d'apprentissage.
Nos expériences en laboratoire font appel à diverses méthodes, notamment l'entraînement auditif à haute variabilité (pour évaluer l'apprentissage des catégories de sons en L2 par les adultes), l'enseignement implicite et explicite de mots nouveaux et de contextes morphosyntaxiques nouveaux (pour comparer les mécanismes d'acquisition des tout-petits et des adultes), et les paradigmes d'apprentissage des langues artificielles (pour comparer les biais d'apprentissage des tout-petits et des adultes).
Ce sont des techniques avec lesquelles nous avons une grande expérience, et toutes les ressources nécessaires sont en place. Notre plateforme expérimentale pour adultes contient cinq cabines de test insonorisées, équipées d'un eye-tracker. Notre plateforme pour enfants contient trois cabines de test insonorisées, équipées de trois eye-trackers, et des installations pour plusieurs techniques comportementales (habituation, regard préférentiel, regard anticipé). Nous avons également des contacts avec des écoles maternelles locaux, où nous pouvons tester des enfants de trois à six ans individuellement dans une petite pièce, ainsi qu'avec des crèches, où nous pouvons tester des enfants plus jeunes (12-36 mois). À cette fin, en fonction des protocoles expérimentaux, nous utilisons un eye-tracker portable (EyeLink 1000), une tablette avec un écran tactile (iPads ®), ou nous présentons simplement des stimuli sur un ordinateur portable (avec le pointage ou les réponses orales des enfants étant enregistrés sur vidéo pour un codage post-hoc en aveugle).

A ce jour (sept. 2022), de nombreux résultats ont déjà été obtenus. Quelques résultats marquants :

- Dès l'âge de 20 mois, les enfants peuvent apprendre les relations de cooccurrence entre les mots de contenu connus et des mots de fonction nouveaux (ko, ka, dans par exemple 'ko cochon', 'ko tortue', 'ka livre', 'ka bouteille'), puis les exploiter pour déduire le sens probable des mots de contenu nouveaux (par exemple 'ko bamoule' : bamoule « est plus susceptible de faire référence à un animal nouveau, alors que dans ‘ka doripe’, ‘doripe’ est plus susceptible de faire référence à un objet inanimé).

- L'enseignement explicite des traductions des mots (par exemple, ‘neko’ signifie chat) affecte l'apprentissage différemment selon l'âge et le niveau d'alphabétisation : les traductions directes ne sont utiles à l'apprentissage que lorsque l'apprenant est alphabétisé (pour les adultes et les enfants de 5-6 ans alphabétisés, mais pas pour les enfants de 5-6 ans pré-alphabétisés). Cependant, tous les apprenants se sentent plus confiants lorsqu'ils apprennent par le biais de traductions directes (bien que leurs performances n'en bénéficient pas pour les enfants pré-alphabétisés de 5-6 ans).

- Les nourrissons âgés de 18 mois comprennent les phrases négatives. Cette capacité de comprendre des phrases négatives si tôt pourrait favoriser l'acquisition du langage, en fournissant aux nourrissons un outil permettant de limiter l'espace des possibilités pour le sens des mots.

- Une analyse d'un corpus français de parole dirigée aux enfants montre qu'une règle phonologique optionnelle (i.e. la suppression de liquide en fin de mot, comme dans 'tab' carrée' pour 'table carrée'), est appliquée dans plus de la moitié des cas possibles, et que les paires d’exemplaires du même mot avec et sans application de la règle ont tendance à se regrouper (avec une distance médiane de 49 secondes de parole). Ce regroupement pourrait être un indice puissant pour l'acquisition de la règle.

- L'entraînement auditif améliore la perception des sons non-natifs par les apprenants adultes de L2, non seulement au niveau prélexical mais aussi au niveau lexical, ce qui présente un avantage réel pour la reconnaissance des mots.

- Une règle phonétiquement naturelle d'harmonie des voyelles est plus facile à apprendre (par des adultes) que sa contrepartie non-naturelle disharmonique.

- Une méta-analyse des observations comportementales suggère que l'on parle 3 fois plus aux enfants des communautés urbaines et industrialisées qu'à ceux qui grandissent dans des communautés rurales et artisanales, ce qui permet de prédire qu'il devrait y avoir de grandes différences de résultats entre ces cultures selon la plupart des théories, mais pas toutes.

- Les scientifiques citoyens peuvent nous aider à extraire des informations utiles de longs enregistrements (ce résultat a été mis en évidence par le CNRS (https://insb.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/lorsque-les-bebes-beneficient-de-la-sagesse-de-la-foule).

Ce projet compare l'acquisition de la langue maternelle par les enfants et celle d'une seconde langue par les adultes, et son principal impact se situe donc dans le domaine de la psychologie cognitive. En outre, le projet a un impact sociétal potentiel à plus long terme, et ce dans deux directions : Premièrement, une meilleure compréhension du déroulement normal du développement précoce du langage a des implications pour notre compréhension du développement pathologique. Plus précisément, elle peut permettre aux chercheurs de développer des outils de diagnostic plus appropriés qui permettront de détecter les anomalies du développement du langage au stade le plus précoce possible, ainsi que des outils de remédiation spécifiques. Deuxièmement, le projet comprend des études sur les stratégies d'apprentissage du langage chez les adultes, ce qui pourrait conduire au développement de techniques d'enseignement améliorées pour les apprenants de langues étrangères.

A ce jour (sept. 2022) ce projet a donné lieu à plus de 30 articles dans des revues internationales, dont Developmental Science, Cognition, Infancy, Phonology, PLOS One, et Psychological Science.

Quelques exemples :

Babineau, M., de Carvalho, A., Trueswell, J. & Christophe, A. (2021). Familiar words can serve as a semantic seed for syntactic bootstrapping. Developmental Science, 24, e13010.

de Carvalho, A., Dautriche, I., Fiévet, A.-C. & Christophe A. (2021). Toddlers exploit referential and syntactic cues to flexibly adapt their interpretation of novel verb meanings. Journal of Experimental Child Psychology, 203, 105017.

Havron, N., Scaff, C., Carbajal, J., Linzen, T., Barrault, A. & Christophe, A. (2020). Priming syntactic ambiguity resolution in children and adults. Language Cognition and Neuroscience, 35, 1445-1455.

Babineau, M., Shi, R. & Christophe, A. (2020). 14-month-olds exploit verbs’ syntactic contexts to build expectations about novel words. Infancy, 25, 719-733.

Carbajal, J. & S. Peperkamp (2020). Dual language input and the impact of language separation on early lexical development. Infancy 25, 22-45.

Martin, A. & S. Peperkamp (2020). Phonetically natural rules benefit from a learning bias: a reexamination of vowel harmony versus disharmony. Phonology 37, 65-90.

Melnik, G. & S. Peperkamp (2021). High-variability phonetic training enhances second language lexical processing: evidence from online training of French learners of English. Bilingualism: Language and Cognition, 24, 497-506.

Lavechin, M., de Seyssel, M., Gautheron, L., Dupoux, E., & Cristia, A. (2021). Reverse-engineering language acquisition with child-centered long-form recordings. Annual Review of Linguistics 8, 389-407.

Cristia, A., (2022). A systematic review suggests marked differences in the prevalence of infant-directed vocalization across groups of populations. Developmental Science e13265.

Presque tous les enfants apprennent au moins une langue, sans effort apparent, en quelques années, tandis que les adultes, malgré des efforts considérables n’aboutissent en général qu’à un résultat mitigé. ll paraît raisonnable de postuler que les enfants et les adultes possèdent la même architecture générale pour leur système de langage. Mais si tel est le cas, comment expliquer les différences évidentes qu’on observe sur le résultat final du processus d’apprentissage ? Pendant l’acquisition du langage, les apprenants appliquent des mécanismes de traitement à leur input linguistique, d’une manière qui peut être contrainte par leurs biais linguistiques ou cognitifs. Par conséquent, les différences entre les enfants et les adultes peuvent découler de chacun de ces trois aspects de l’acquisition du langage, à savoir 1) l’input, 2) les mécanismes d’apprentissages et 3) les biais linguistiques et cognitifs. Dans chacun de ces domaines, nous comparerons des adultes et des jeunes enfants, afin d’identifier des différences qui pourraient impacter le résultat final du processus d’acquisition. Dans certains cas, des domaines spécifiques de divergence peuvent être identifiés dans la littérature (ex. l’acquisition des catégories phonétiques) ; dans d’autres, nous proposons de nouvelles pistes de recherche pour tester des différences éventuelles entre enfants et adultes, avec des hypothèses spécifiques sur les raisons qui font qu’ils pourraient diverger ou pas (ex. en comparant la répétitivité de la parole dirigée aux enfants vs aux adultes).
Dans ce but, nous utiliserons une approche interdisciplinaire, combinant les études de corpus pour décrire l’input, la modélisation informatique pour étudier les mécanismes d’apprentissage et l’effet de biais d’apprentissage dans des conditions parfaitement contrôlées, et des expériences de psychologie cognitive, avec des jeunes enfants et des adultes, pour évaluer si les mécanismes d’apprentissages et les biais d’apprentissages que nous imputons aux apprenants sont bien fonctionnels. Nous étudierons l’acquisition de plusieurs niveaux linguistiques, ainsi que leurs interactions, depuis le système sonore jusqu’à la morphosyntaxe, en passant par le lexique.
Au total, ce projet examine l’acquisition du langage chez les jeunes enfants apprenant leur langue maternelle, et chez des adultes apprenant une seconde langue, et ses résultats informeront la recherche fondamentale sur l’apprenabilité du langage et sur son acquisition. De plus, ce projet a des retombées potentielles, à plus long terme, pour la société, et ce dans deux directions : une meilleure compréhension de l’apprentissage de la première langue peut conduire à des méthodes de diagnostic précoce et à une meilleure prise en charge, tandis que l’étude des adultes apprenant une seconde langue peut conduire au développement de meilleures méthodes d’enseignement des langues étrangères.

Coordination du projet

Anne Christophe (Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique)

L'auteur de ce résumé est le coordinateur du projet, qui est responsable du contenu de ce résumé. L'ANR décline par conséquent toute responsabilité quant à son contenu.

Partenaire

LSCP Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique

Aide de l'ANR 389 881 euros
Début et durée du projet scientifique : janvier 2018 - 48 Mois

Liens utiles

Explorez notre base de projets financés

 

 

L’ANR met à disposition ses jeux de données sur les projets, cliquez ici pour en savoir plus.

Inscrivez-vous à notre newsletter
pour recevoir nos actualités
S'inscrire à notre newsletter