Les mondes ouvriers de la logistique : des entre-soi disséminés? Une ethnographie visuelle et croisée dans les coulisses des "villes mondes" – WORKLOG
Une ethnographie visuelle des mondes ouvriers de la logistique
Prenant acte du développement des nouvelles formes de travail qui ont accompagné la « prolétarisation » des métiers du tertiaire, le projet WORKLOG porte sur les ouvriers de la logistique. Partant des formes de travail que partagent ces ouvriers, WORKLOG analyse leurs pratiques résidentielles, d'approvisionnements et de loisirs, ainsi que le degré d'ouverture des univers qu'ils construisent à travers elles.
Représenter l’envers des flux
La logistique est présente derrière chaque étagère de supermarché, elle est impliquée à chaque clic de souris validant le panier d’un site d’achat en ligne, elle se matérialise dans les millions de colis livrés chaque jour aux portes des entreprises. Si l’on peine à imaginer le monde qui se déploie dans les coulisses de notre vie quotidienne, c’est en partie à cause des promoteurs de cette activité qui, à travers l’image du « flux tendu » et les promesses de sa digitalisation, l’ont présentée comme un écoulement continu et auto-régulé de marchandises. Aujourd’hui, en France comme en Allemagne, les colis sont toujours soulevés à la force des bras, par des préparatrices et préparateurs de commande. Leur activité se déroule dans des entrepôts situés à proximité des grands axes autoroutiers. L’ensemble de ces emplois représente 13 % des emplois ouvriers en France, 17 % en Allemagne, soit respectivement 800 000 et 1,7 millions de personnes. C’est à la représentation de ces lieux, communs et pourtant invisibles, et à la restitution du point de vue des personnes qui y travaillent tous les jours, qu’entend contribuer cette recherche, selon une démarche alliant sociologie et photographie.
Les recherches sur le travail dans la logistique partagent avec les travaux plus classiques sur le groupe ouvrier en France le constat selon lequel, bien qu’il soit « toujours là » et se soit même déporté dans d’autres secteurs que l’industrie manufacturière, il ne s’exprime plus, comme par le passé, par la lutte syndicale et politique ou par une culture oppositionnelle d’atelier, « anti-école » ou « populaire ». Notre enquête se situe ainsi en dehors du cadre d’une action collective et de sa genèse, ou du cadre strictement « privé ». Nous avons rencontré une centaine de personnes, directement sur leur lieu de travail, dans cinq entrepôts logistiques situés en banlieue parisienne, en périphérie de Francfort-sur-le-Main, d’Orléans et de Kassel. Dans une vingtaine de cas, ces premiers entretiens se sont poursuivis en dehors des entrepôts, dans le cadre d’itinéraires photographiques réalisés par un binôme composé d’une photographe et d’une ou un sociologue. La méthode des itinéraires, formalisée par le sociologue Jean-Yves Petiteau, consiste en un parcours scénographié par la personne interrogée, impliquée dans une relation de collaboration active avec la photographe et la ou le sociologue.
La collaboration avec des photographes a ainsi permis de développer un régime d’écriture attentif à l’épaisseur textuelle et photographique des matériaux recueillis, qui reconnaît en même temps les ouvrières et ouvriers comme sujets du savoir. Il cohabite avec un régime d’écriture plus courant en sciences sociales, dans lequel images et récits sont mis au service de l’analyse critique de la production urbaine des zones logistiques et des régimes d’emplois précaires en France et en Allemagne, ainsi que d’un réexamen critique des notions de travail, d’espace et de temps libre à partir de l’expérience propre aux ouvrières et ouvriers rencontrés.
O. Schwartz a ouvert deux pistes quant aux recompositions classes populaires : d’une part, le maintien des inégalités sociales et des rapports de domination et, d’autre part, l’évolution des manières et des styles de vie « populaires » par rapport aux analyses de R. Hoggart et de P. Bourdieu décrivant une culture populaire autonome et relativement close sur elle-même. En France, le débat s’est assez largement structuré sur ces pistes. Nos résultats appuient le premier point (i.e. le maintien des inégalités sociales et des rapports de domination), sur la base de la place centrale que nous accordons aux appartenances professionnelles pour définir les positions sociales. Sur le second point évoqué par O. Schwartz (i.e. une séparation culturelle qui a changé de nature, et qui modifient les modes de vie), il y a à la fois des convergences et des questionnements : des convergences pour souligner une relative dilution de la culture ouvrière et populaire telle qu’elle s’est construite au XXe siècle, notamment dans les styles de vie ; et des questionnements sur la nature de cette « séparation culturelle ». Si l’accès à la consommation de masse, aux loisirs et à certaines formes culturelles a rendu possible un enchâssement plus fort avec les classes moyennes, nombres de clivages demeurent dans l’accès à ces biens, clivages qui sont à la fois quantifiés par les enquêtes statistiques et ressentis à l’échelle des individus que nous avons interrogés. Il reste, pour nourrir ce débat, de poursuivre l’analyse du matériau en accordant une importance particulière aux effets des divisions et aux clivages liés au genre et à ceux liés aux trajectoires migratoires et aux identifications ethno-raciales.
Ces résultats ont donné lieu à la publication de six articles dans des revues scientifiques à comité de lecture internationales et françaises, à une vingtaine de communications dans le cadre de congrès, colloques et conférences en France et à l’international. Un ouvrage collectif, regroupant les principaux résultats du projet, est à paraître aux éditions Créaphis en 2020. Cet ouvrage accompagnera la circulation d’une exposition photographique et un cycle de conférences en France et en Allemagne, programmés pour 2020 et 2021.
Entre mise à l’écart et grand retour, les sciences sociales entretiennent un rapport complexe avec un monde ouvrier qui suscite les fantasmes de la disparition ou de la résurgence. Si la désindustrialisation n’a pas eu lieu, les transformations des économies occidentales ont entraîné des déplacements à l’intérieur de ce groupe social, qui incitent à un renouvellement du cadre d’analyse. Le projet WORKLOG œuvre à ce renouvellement en développant une approche originale au croisement de la sociologie du travail, de la sociologie des modes de vie et des études urbaines.
Prenant acte du développement des nouvelles formes de travail qui ont accompagné la « prolétarisation » des métiers du tertiaire, le projet WORKLOG porte sur les ouvriers de la logistique, un domaine d’activité qui occupe une position d'interface entre industrie et service, représente une fonction essentielle à l'approvisionnement des villes, et représente aujourd'hui 1,5 millions d'emplois en France comme en Allemagne (soit 13 % des emplois ouvriers français). Partant des formes de travail que partagent les ouvriers de ce secteur, le projet WORKLOG se propose d'observer ce que sont leurs pratiques résidentielles, d'approvisionnements et de loisirs, ainsi que le degré d'ouverture des univers qu'ils construisent à travers elles. Ce faisant, le projet entend démontrer que les ouvriers de la logistique recréent des formes d'entre-soi socialement et spatialement disséminées. Il postule également que ces univers se caractérisent par des formes culturelles qui font sens ensemble au-delà des frontières nationales, du fait de conditions sociales similaires et de circuits culturels qui les relient entre eux et à d'autres espaces.
L'examen empirique de ces deux hypothèses repose sur une enquête ethnographique effectuée à partir de quatre échantillons de 20 salariés chacun (soit 80 au total), qui travaillent dans quatre zones d’activités logistiques situées dans les agglomérations de Paris, Orléans, Francfort/Main et Kassel. L'entrée par le lieu de travail, qui constitue une première originalité de l'enquête, permet de construire des collectifs cohérents du point de vue des conditions de travail, pour ensuite observer la manière dont ils se redéploient dans les champs résidentiel, de la consommation et des loisirs. La seconde originalité réside dans le choix de situer cette observation dans deux « villes-mondes » et dans deux de leurs satellites. Le projet se donne ainsi les moyens de repérer les correspondances qui s'établissent entre « centres » et « périphéries », du local au transnational. La troisième originalité de l'enquête découle de l'articulation des techniques de recueil classiques de l’ethnographie (entretiens et observation participante) à la production ou au recueil d’images (photographies notamment). Cette démarche vise à rendre compte des cultures matérielles et visuelles propres aux univers étudiés, et à identifier les catégories et les références visuelles qui les traversent et les dépassent.
Sur ces bases, le projet WORKLOG se décompose en deux phases. La première consiste à cartographier et comparer les pratiques résidentielles, d’approvisionnements et de loisirs sur les quatre terrains considérés. L’unité d’analyse est le ménage, de manière à pouvoir comparer les formes d'entre-soi dans lesquelles s'inscrivent les pratiques à l'intérieur d'un même échantillon, puis entre les différents échantillons. La seconde phase approfondit les résultats de la première et porte sur un champ de pratiques représenté dans l’ensemble des échantillons (par exemple le cyclisme ou la pratique des jeux vidéo en ligne). Cet approfondissement permet de repérer les images et les catégories qui circulent, à plusieurs échelles (du local au transnational), entre les différentes formes d'entre-soi identifiées lors de la phase précédente et contribuent à les relier entre elles ou à d'autres univers.
Coordination du projet
Cécile Cuny (Lab'Urba)
L'auteur de ce résumé est le coordinateur du projet, qui est responsable du contenu de ce résumé. L'ANR décline par conséquent toute responsabilité quant à son contenu.
Partenaire
Lab'Urba Lab'Urba
ACP Analyse Comparée des Pouvoirs
SPLOTT Systèmes productifs, logistique, organisation des transports et travail
LVMT Laboratoire Ville Mobilité Transport
Kultur der Metropole
IuE Institut für urbane Entwicklungen
FIST Forschungsstelle für Interkulturelle Studien
LISER Luxemburg Institute of Socio-Economic Research
Aide de l'ANR 189 005 euros
Début et durée du projet scientifique :
décembre 2016
- 24 Mois
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